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TRO BREIZ
FLORIAN LE ROY
1950

CHAPITRE II
DE SAINT-POL-DE-LÉON À TREGUIER


Journaliste et écrivain, Florian Le Roy (1901-1959) a publié de nombreux ouvrages sur la Bretagne. En 1950, il a publié Tro Breiz, le Pèlerinage aux Sept Saints de Bretagne. En s'appuyant sur les travaux Julien Trévédy et Louis Le Guennec, Florian Le Roy a été le premier à proposer un véritable itinéraire du Tro Breiz. Nous publions ci-dessous un extrait. L'itinéraire historique proposé passe par Saint-Pol-de-Léon, Morlaix, Lanmeur, Plestin-les-Grèves, Saint-Michel-en-Grève, Lannion, Tréguier. On peut ajouter que de Saint-Pol-de-Léon à Lanmeur, l'itinéraire historique pouvait franchir la Rivière de Morlaix à Locquénolé.

ON a comparé les Léonards à ces personnages de Memling et de Van Eyck, pieux et matériels, charnels et dévots, fiers de leur foi comme de leur richesse. Dans l'ancien évêché de Léon, certes, les âmes étaient altières et scrupuleuses comme le dialecte, ce « breton large » qui enchante les grammairiens par sa pureté; on y était sombre et ardent, mystique et bon ménager. Le calcul, autant que leur religieuse ambition, devait faire froncer les sourcils aux « fabriques », quand, avec les frères Lairel ou Jacques Lespaignol, ils discutaient un devis pour l'aménagement de leurs sanctuaires qu'üs voulaient luxueux jusqu'à la surcharge, comme le paradis des songes enfantins.

Le fameux Kreisker n'aurait été, à la fin du moyen âge, qu'une salle de délibération pour le corps de ville, une chapelle dès notables, mais ceux-ci ayant le goût du faste, leur beffroi, ce clocher unique, est célèbre dans toute l'Europe.

Les verticales, qui engendrent l'octogone d'une flèche issue de son socle quadrangulaire, parmi la floraison de la balustrade, des lucarnes et des clochetons; une architecture abstraite, et qui joue aussi bien avec le vide des dentelles qu'avec l'appareillage savant de la maçonnerie : cette flèche est l'âme d'une ville qui vécut de l'âme, Kastel Santel!

La chronique locale prend sa source dans une de ces légendes si gracieuses qu'elles touchent le coeur et incitent plus efficacement au rê. v.e que les notations de l'histoire, si sèches dans leur souci d'authenticité.

Fils de grande famille, mais répugnant au métier des armes, Pol Aurélien étudia dans le Clamorgan, sous saint Iltud, et fut le condisciple de Samson, le fondateur de Dol. Ayant exprimé son désir de la vie érémitique, il se retira dans une région isolée que lui avait concédée son père. Il groupa autour de lui douze compagnons, avec qui il reçut la prêtrise.

Pol Aurélien jouissait déjà d'une telle réputation qu'il dut rompre sa retraite pour aller prêcher et faire des instructions à la cour du roi Mark de Cornwall.

Mais, sa mission accomplie, le jeune prêtre refusa de s'attarder dans le monde et, après un bref séjourchezl'abbesse Sicofolla, sa soeur, qu'il aimait tendrement, il prit la mer pour aborder Ouessant et s'enfermer dans la solitude des îles.

Dieu lui fit savoir, par un ange, que ce n'etait pas encore là le lieu où il devait s'attarder, et il rembarqua, longeant la côte du Léon, en vue de la terre, jusqu'à l'anse de Kernic, en Plounevez. Pol, d'instinct, se dirigeait vers la ville d'Occismor, mais le gouverneur de la côte, le comte Withur, résidait à l'île de Batz. Les voyageurs décidèrent d'aller se présenter à lui. Ils appareillèrent donc pour l'île de Batz où, dès l'accostage, Pol Aurélien rendit la vue à trois aveugles, la parole à deux muets et l'usage de ses membres à un paralytique.

Withur reçut le saint nautonier avec empressement, et le pria tout de suite de délivrer l'île d'un dragon qui dévorait hommes, femmes et bestiaux. Saint Pol dit la messe, passe son surplis et son étole, se fait conduire à la caverne où grognait le monstre, auquel, accompagné d'un seul gentilhomme de Cléder, dont il bénit l'épée, il commande de sortir.

La bête roulait des yeux affreux, soufflait une haleine embrasée, tordait son corps long de soixante pieds, poussait des rugissements qui retentissaient si loin dans les terres. Saint Paul, sans s'émouvoir, prit son étole et la noua au col du dragon qui se mit à suivre comme un chien. A l'extrémité septentrionale de l'île, sur un ordre de son vainqueur, le monstre se jeta à la mer. Le lieu, où le flot, par tous les temps, mène un vacarme inexplicable, s'appelle encore Toul-ar-Sarpant.

Saint Pol, avec l'assistance du comte Withur, avait établi un monastère dans l'île de Batz, mais son protecteur allait lui jouer un bon tour.

La cité d'Occismor n'avait plus d'évêque. Le prince breton pria un jour Pol Aurélien d'aller porter des lettres de sa part au chef Judual qui s'était réfugié à Paris, près du roi Childebert.

Or, les lettres priaient Judual et Childebert de faire accepter par le cénobite de l'île de Batz la crosse et la mitre d'évêque de Léon.

Ebahi, effrayé, Saint Pol eut beau se récuser, force lui fut de consentir.

Les barbares avaient saccagé l'oppidum de Castel-Léon où Pol Aurélien devait s'installer. La légende veut que, pénétrant dans les ruines par l'actuelle rue des Carmes, près d'une fontaine qu'il bénit et qui garda le nom de Feunteun Paol, il ne trouva de vivant qu'une laie allaitant ses marcassins, un ours, un taureau sauvage et un essaim d'abeilles.

La ville, que les Normands, attirés par la richesse d~ ses édifices sacrés, dévastèrent une seconde fois, revêtit, avec le nom du grand pontife, une aura de mysticisme et de piété. Ses rues, tortueusement bordées de longues murailles, habitées du silence, et où l'on percevrait même le glissement d'un judas, semblent s'être libérées d'une contrainte dans le défi lancé par les trois clochers aux bourrades des vents marins. Une immense et morne place, derrière la cathédrale, isole l'ancien palais épiscopal, et représente le coeur de la ville. Les cloches y résonnent avec une ampleur insolite, sans nous faire oublier la clochette quadrangulaire des ermites celtes, telle, fondue et non faite au marteau, que Paul Aurélien en implora une, vainement, du roi Mark, avant de prendre congé. L'infortuné roi Mark, qui tant avait à souffrir par sa femme, Iseult la trop blonde, et son neveu,le trop beau Tristan. Mais un gros poisson rejoignit Pol Aurélien, à l'île de Batz, et, dans sa gueule,.il portait la clochette de huit livres pesant que l'on fait encore tinter, le jour du pardon, sur la tête des fidèles, pour les préserver des migraines et des otites.

Les cloches et les clochettes prennent une importance hallucinante dans une ville qui, si elle a perdu son évêque, a gardé des rites solennels. On sait quel cérémonial revêt la liturgie funèbre, en Bretagne. Mais dans le Léon formaliste... Quand un malade paraît près du trépas, la cloche sonne l'agonie, le temps qu'il faut, implacablement, pour l'accompagner dans le terrible passage. Le nombre, la. fréquence des battements indiquent le sexe et la condition du moribond. Dans la hautaine déchéance de la ville épiscopale, les inégalités de la naissance résistent au dur nivellement de la mort, et l'agonie noble, la plus lente, la plus lourde, la plus insistante doit suffire pour imposer aux mourants de qualité le dédain, sinon le regret des avantages dont ils bénéficièrent ici-bas. Et le P. Le Nobletz joua malicieusement de ce goût impudent, ou imprudent, du signe extérieur de richesse, en prêtant à son chic anoux de maître Nigot le moliéresque: « Tu savais bien qu'il n'était pas noble! », pour un glas sonné avec une ampleur excessive.

Mais nobles et puissans François de Tournemine et Renée de Saint-Amadour; seigneur et dame deCoëtmeur, nous donnèrent, dans leur testament, une image de la pompe que devait revêtir un grand service dans la capitale du Léon, à jour de dimanche, sur le grand auHier du choeur, avec l'évêque, messieurs les chanoines et suppôts de chapitre, hùit chapiers; treize pauvres accoustrés de blanc entour de la châsse, avec chacun un cierge allumé au poing et un petit chapelet.

Aujourd'hui encore les vieux de l'hospice accompagnent les convois, agitant frénétiquement des clochettes dans les intervalles du chant liturgique.

De dimensions assez restreintes, la cathédrale de Saint-Pol en impose par l'équilibre de ses proportions. Du XIIIe au XVIe siècle, elle fut attentivement menée à son éclosion définitive, et elle dut prendre une valeur d'exemple dans un pays où l'art roman avait cherché surtout à imposer la notion de force.

Car non seulement la nef, ses piles et les piles du triforium sont d'inspiration normande, mais elles furent conçues et construites par un maître-d'oeuvre qui, ne voulant se risquer qu'à coup sûr, exigea de travailler avec le matériau dont il connaissait l'usage et les qualités, la pierre de Caen. Le triforium, avec le passage ménagé devant les fenêtres, et les parties hautes des travées, s'ils furent mis postérieurement en chantier, n'en reçurent pas moins, et sans économie, les mêmes frisures que cette cathédrale de Coutances qui pomme comme un beau chou de Pâques, sur sa colline neustrienne et à laquelle on songe irrésistiblement devant les fenêtres à triplet, les entre-croisements de l'arcature et surtout les clochers aveuglés de Saint-Pol, leurs hautes baies jumelles et leurs flèches octogonales.

On retrouve, d'ailleurs, sous les voûtes de la cathédrale léonarde, la pénombre moelleuse qui émane de la maçonnerie normande, aux onctuosités de crème. Jamais, chez nous, l'imagination de l'architecte ne joua si brillamment des complexités : les piliers, et leurs gerbes d~ colonnettes, les chapiteaux et les arcades fouillés comme à la loupe, et cette perspective qui des colonnes de l'entrée du choeur aux branches de croix, aux collatéraux, aux déambulatoires, s'enfonce dans le clair-obscur comme un layon de forêt.

N'y a-t-il rien de breton dans ce monument dont l'inspiration et les plans ont été fournis par la province voisine?

Dans le choeur que les blasons des évêques datent de la seconde moitié du Xve siècle, on a utilisé le granit local pour reproduire les épures coutançaises. La cathédrale de Saint-Pol aura servi d'épreuve pour la transcription, dans ce Kersanton au grain d'os de seiche, de la subtile calligraphie des artistes normands. On osera maintenant ouvrer la pierre dure.

Mais le génie breton, sévère et pur, s'imposera, cependant, dans la façade aux plans nus, dans les porches qui appartiennent au folklore de notre architecture,1 dans le clocheton qui, surmontant la nef, semble agrafer l'arc intérieur, dans la répartition de l'éclairage, enfin, qui, plus sobre au pourtour du choeur, enveloppe si pathétiquement les rangées de petites boîtes superposées où sont conservés les crânes des ancêtres: « Icy le cef de... »

Mais le Breton, sculpteur sur bois, a librement, ici encore, laissé courir sa maîtrise et sa verve dans les soixante stalles qui meublent le choeur. Les derniers pèlerins du Tro-Breiz, au XVIe siècle, auront pu s'émerveiller de ces figurines qui illustrent l'Evangile ou la vie des saints familiers, et s'égayer des détails humoristiques qui ornent les miséricordes, comme ce canard musicien qui continue de railler les coin-coin des chantres.

Saint-Pol a perdu son dernier évêque en I790, ce Mgr de la Marche qui fit tant pour propager la culture de la pomme de terre, dans son diocèse, qu'on l'appelait « l'évêque des patates ».

Ce n'est plus l'odeur de l'encens qui s'impose entre les murs de la ville sainte. Pas même cette poignante odeur d'évent et de bénitier où l'eau croupit, par quoi l'on pénètre dans l'intimité des vieux sanctuaires. Non! Un horrible relent de fanes pourries et de pissat sucré de cheval. La place murée, qui reculait aux marges de la cité le palais épiscopal transformé en mairie, s'anime périodiquement d'un afflux invraisemblable de camions et de charrettes chargés de légumes. Artichauts, choux-fleurs, oignons ont assuré sa richesse, depuis le XIXe siècle, au Léon maritime, comme un élevage d'étalons à la musculature de centaures fait une caste à part des ]ulodez de l'arrière-pays.

Leur cargaison méticuleusement tassée et arrimée, les véhicules se rangent, en parade. Ils entrent jusqu'à deux mille sur l'aire dont l'enceinte, le reste du jour, ne limite pas le béant ennui.

Mais ces maraîchers léonards dont la voix monte si haut pour discuter avec les courtiers anglais ou pour contester un coup, au jeu de dominos qu'ils paraissent avoir emprunté aux Normands comme le style de leur cathédrale, sont bien les descendants de ceux qui savaient assez habilement mener leurs affaires pour ne pas se contenter d'églises.

modestes et exciter l'admiration d'un Vauban. Celui-ci ne qualifia-t-il pas le Kreisker de « merveille d'équilibre et d'audace »? La chapelle, où « la congrégation et assemblée générale de messieurs les nobles, bourgeois, manants et habitants » de Saint-Pol discuta des intérêts de la communauté, ne semble avoir été bâtie que pour son clocher, qui symbolise si bien le pivot de la ville. On prétend que les plans en vinrent d'Angleterre, à cause, sans doute, des piliers octogonaux et des chapiteaux moulurés, mais c'est Saint-Pierre de Caen qui a servi de thème pour décocher contre les tempêtes cette flèche si aiguisée que l'on se demande par quel miracle elle ne s'émousse pas.

Les pèlerins faisaient-ils le tour de la ville par le trajet qui correspond à sa première enceinte et qu'empruntait annuellement une procession dite « Tro ar chiminalou », « tour des cheminées »? Pour rejoindre la route de Tréguier, il leur fallait gagner Morlaix la bavarde qui assurait, non sans quelque dédain, vivre à trois cents lieues èt trois cents ans de la capitale religieuse du Léon. Force leur était donc de reprendre le chemin en sens inverse, jusqu'à Penzé. Le voyageur moderne peut varier son itinéraire.

Un récent pont à péage, le Pont de la Corde, permet de franchir la Penzé, et de faire le grand tour en longeant la mer. Dans l'horizon, au-delà des hautes falaises de Carantec, dérivent l'île Callot et les Triagoz, parmi une myriade d'écueils et de balises.

Maçonné sur un écueil, le château du Taureau défend l'entrée de la rade de Morlaix. Une sentinelle avancée, que, par faveur royale, les notables morlaisiens avaient en toute autonomie placée là et qu'ils entretenaient à leurs frais. Elle proclamait la prudence et la puissance de cette ville qui avait choisi nne devise en calembour : « S'ils te mordent, mords-les. ».

Malheureusement, le Taureau cessa vite de voir rouge, pour ruminer le même désoeuvrement salpêtré que toutes les prisons d'État. Aux émules du chevalier des Griéux, au pauvre La Chalotais qui devait s'y convaincre de la suppl"ession définitive de ces franchises bretonnes dont la forteresse avait été l'image, succédèrent les suspects Et les vaincus de la politique, des Conventionnels à Blanqui.

De quelque côté que l'on atteigne Morlaix, il faut descendre. La route ancienne du pèlerinage traversait une campagne dénudée et la vallée du Donant, au fond de laquelle se croisaient deux voies romaines, jusqu'à la Madeleine, dont la chapelle a disparu, postée sur le seuil de la paroisse Saint-Martin-des-Champs. Par la corniche, les pointes et les baies qui se succèdent après Carantec, on accède à la palue, sous les murs du manoir de Keromnès, et à Locquénolé, qui, mussé dans une encoche de la rade, possède une curieuse église romane et des statues· anciennes. Après avoir passé le port d'échouage du Bruly, on suit la Rivière ombragée comme les rabines des gentilhommières.

De l'ancien monastère de Saint-François de Cuburien, l'hôpital Notre-Dame-des-Victoires a respecté la chapelle et ses vitraux Renaissance.

Et c'est Morlaix, qui figure au fond de son étroite vallée un pont jeté entre les deux évêchés de Léon et de Tréguier. Si un dicton narquois assure qu'à Landerneau, dans les brouillards de l'Élorn, on a le nez en Léon, et le postérieur en Cornouaille, à Morlaix, 011 peut, · en écartant les jambes, mettre un pied dans chacun de oeSi pays si différents de caractère que sont le Trégor et le Léon.

Il y avait trois paroisses, à Morlaix: perchée sur le rebord d'un plateau, à l'ouest, Saint-Martin-des-Champs relevait de Saint-Pol; Saint-Mathieu, dans le fond où, se mêlant Kefileut et J arlot, croupissaient les tanneries, et Saint-Melaine, posé comme sur une estrade dansl'ombre de l'autre côte et des vieux quartiers espalés, dépendaient de Tréguier. La ville où marchands de toile, tanneurs, papetiers, armateurs et corsaires géraient magnifiquement leurs industries, en subissait une double influence.

Du Trégorrois, les Morlaisiens avaient la vivacité d'esprit et la langue déliée; du Léonard, le sens du concret et l'obstination qui s'exalte. Dès le XIV,e siècle, Morlaix avait été l'une des treize « bonnes villes» du duché, la troisième après Nantes et Rennes, et son port transitait ces toiles dont la renommée s'étendait jusqu'aux Amériques.

Les « gens de Morlaix» ne manquèrent pas de faire profiter leur ville d'une partie de leur superflu. Ils pourvurent les églises d'un mobilier choisi outre-mer; ils multiplièrent dans les ruelles humides des maisons à lanternes et à colomb,ages, dont le logis dit, évidemment, « de la Duchesse Anne i). Celle-ci, pour qui on avait construit, à Morlaix, la caraque la Cordelière, que Prim3.uguet entraînera avec lui dans le brasier de la gloire, fut reçue en 1506 par une population qui a gardé le goût de la joie et des « ébastemens ».

La maison de la Duchesse Anne reste un des exemplaires les plus curieux et les mieux conservés de l'architecture morlaisienne : ses trois étages, et ses consoles à grotesques, sa cour intérieure, servant jadis de cuisine, où s'élève, autour d'un pilier ornementé, un escalier qui, comme un arbre ses branches, lance à chaque étage une galerie sur laquelle ouvrent toutes les chambres de la maison. Ah! les commérages des artisanes à la coiffe en queue de homard, sur les « ponts d'allée »!

L'urbanisme n'a pas été indulgent pour un Morlaix d'imagerie où tout s'en allait de guingois, cahin-caha, avec des quartiers qui jouent au chat perché, de venelle à venelle, d'escalier à escalier, de « combot » à « combot », ces jardins en degrés.

La chapelle Notre-Dame-du-Mur, près de Saint-Mathieu, servant de lieu de réunion au corps de ville, comme le Kreisker, à SaintPol. Le clocher, malgré ses quatre-vingt-deux mètres, n'a pas résisté et s'est écroulé en 1806. On a conservé du moins la curieuse statue ouvrante de la Vierge qui, derrière ses volets de bois, recèle un groupe de la Trinité.

De la chapelle Notre-Dame-des-Fontaines, qui dominait le couvent des dominicains passé aux jacobins vers 148r, il ne reste, au bout d'une montée ardue, qu'un pignon: à la base, deux arcades en plein cintre, puis une double baie et une rosace de pur style flamboyant.

Le plateau qui sépare Morlaix de Lanmeur est coupé par quelques dépressions, dont la vallée du Dourduff, aux eaux vives comme les truites vertes et blondes qui y évoluent.

La verdure tamise partout la lumière, depuis le bassin de Morlaix où l'on semble avoir renversé les pots de peinture dont on s'est servi pour habiller les coques des caboteurs chargés de charbon ou de bois du Nord. Des arbres, des arbres, à croire que l'on traverse un parc immense, disposé sur les pentes où la route de Lanmeur fait de grands détours) mais cette allée verte, il nous faut vite la quitter, si nous respectons l'itinéraire historique, pour prendre la route de Garlan.

Le vieux chemin du Tro-Breiz trouvait encore une Madeleine, au sortir de Morlaix. C'était une léproserie, au haut de la rampe Saint-Nicolas, près de l'actuel cimetière Saint-Charles et de ces terrains vagues où les romanichels font hiverner leur cavalerie bigarrée, après la Foire-Haute. Au carrefour de Croaz-Torret, il coupait la voie romaine de Carhaix à Primel, avant de passer à Coat-Congar où aima La Fontenelle et naquit Tristan Corbière, puis de traverser le long espace où s'isole le village' de Pilodoyé. Frôlant Coat-ar-Vioc'h, sous des pentes couvertes de pins et de mégalithes, le chemin permettait de découvrir, aux abords de Garlan, un immense horizon défendu par les arêtes des monts d'Arrée. Du cimetière du bourg, dans des sites lourdement remués, on domine la voie romaine de Morlaix à Tréguier. Après avoir accordé une pensée à Mgr saint Garlan qui, des fleurs d'ajonc, pouvait faire des cloches d'or, les pèlerins s'agenouillaient devant Croazar-Ver, si poignante, toujours, dans sa simplicité. Ils entraient dans Lanmeur, par la Ruejean. L'hôpital Saint-Colomban a remplacé l'aumônerie où ils s'arrêtaient.

Lanmeur est un des centres où se sont superposées toutes les formes de civilisation qui se succédèrent dans la péninsule. Menhirs et dolmens foisonnent, dans les parages; le lieu dénommé Douvezou Sant Melar est un ancien camp romain; les pirates normands y détruisirent une ville qui s'appelait Kerfeunteun, et où saint Samson avait fondé un monastère, avant que d'aller à Dol. C'est dans cette ville que Mélar, réfugié chez Conomor, dont le château s'élevait dans le retranchement gallo-romain qu'on appelle an Douvezou Sant Melar au lieu du nom primitif de Beuzit (en français la Boissière), fut assassiné sur l'ordre de son oncle Rivod. Sur son tombeau on éleva une crypte considérée, avec la petite église de Locquénolé et le sanctuaire désaffecté de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, comme un des plus anciens monuments religieux de la Bretagne.

De l'ancienne église qui surmontait cette crypte, il ne reste que quatre grosses piles, avec leurs arcades. L'art roman du XIIe siècle a laissé quelques contreforts.

à l'abside, et le portail du collatéral sud avec des chapiteaux, des voussures, et un couronnement triangulaire fort curieux.

La fontaine, qui avait permis aux Bretons de nommer le lieu, coule encore dans la crypte, insoucieuse du temps; jusqu'à ce dimanche de la Trinité où, selon les prédictions, elle doit inonder le sanctuaire.

Le prieuré qui remplaça le monas- _ tère de Saint-Samson a laissé, lui, cette chapelle templière de Kernitron dont la lourde tour centrale dépasse les hêtres du cimetière. La nef, le transept et son carré étrangement voûté datent de la restauration du XIIe siècle, comme le portail au tympan duquel s'effacent l'effigie du Christ et les symboles des quatre évangélistes. La première croisée d'ogive de la région y fut osée.

La route ancienne évitait les crochets. Après le Menuvius flumen de la topographie osismienne, Pont-Menou, qui sent bon le terreau et la sève du hêtre que creusent les sabotiers, elle passait, sans s'occuper de Plestin, devant la chapelle des Quatre-Chemins. Le flâneur peut remonter jusqu'au quai visqueux de Toul-an-Héry, sur l'estuaire du Douron que l'on franchissait par un bac, aux hautes mers.

Bien que son éponyme soit saint Gestin, l'église de Plestin, avec son triple portail en anses de panier et son porche du XVIe, est vouée à saint Efflam et son épouse Enora dont la jolie légende s'accorde si bien avec la contrée lumineuse et aérée.

A la fin du Ve siècle, un roi d'Hibernie et un prince gallois menaient l'un contre l'autre une guerre interminable. Pour en finir, et créer un lien entre ces clans rivaux, des gens de 90nne volont,é imaginèrent de marier Efflam, le fils du monarque irlandais, avec Enora, la fille du Gallois.

Les bardes rivalisaient de lyrisme pour célébrer la beaüté de la princesse. Efflam, fils respectueux et obéissant, eût bien voulu contenter tout le monde et son père, mais il était déjà lié : depuis longtemps, en cachette, il avait consacré sa vie à Dieu.

Par raison d'état, il consentit néanmoins à un simuhcre d'union. Si Enora, fille d'Eve, trouvait Efflam beau garçon, elle admit que, le soir des noces, son jeune mari lui lût l'histoire de sàint Alexis et lui vantât le bonheur de vivre liés par une simple affection de frère à soeur. Elle sourit, bâilla, s'endormit.

Le prince en profita pour s'éloigner et il vint atterrir au centre de la Lieue de Grève, sous la falaise qui impose l'idée, entre les pentes labourées, d'une ruine mycénienne, Roc'h Allas, ou Hirglas.

Le roi Artur menait sa quête, dans les parages. Efflam arriva à point pour l'aider à vaincre un des nombreux dragons qui infestaient la côte, et comme le roi avait grand soif, il fit jaillir du roc, pour le désaltérer, la fontaine qui s'appelle encore Toul-Efflam.

C'est à l'extrémité occidentale de la conque immense à laquelle on ne pouvait donner d'autre désignation que la Lieue de Grève. Un solitaire, Gestin, venait d'abandonner son oratoire et son ermitage. Efflam trouva le lieu à son goût: une vue restreinte du côté des terres, une libre échappée sur le large. Il planta une àoix sur la pierre qui lui avait servi d'alignement pour entrer dans la baie et, durant des siècles, cette pieuse balise aura rassuré les pêcheurs: « La croix nous voit », répétaient-ils pour s'assurer qu'ils n'avaient pas franchi la zone où la houle et les courants sont dangereux.

Mais Enora, qui s'est réveillée toute seule dans la chambre nuptiale? Tout resplendissant du poudroiement de l'aube, Efflam lui a chuchoté dans un songe: « Suivez-moi, si vous ne voulez pas perdre votre âme... Suivez-moi dans la solitude pour travailler à votre salut... » Dans un cri, dans un élan irrésistible, elle se dresse: « Je vous suivrai où vous voudrez, mon ami... Et je me ferai religieuse... »

Des anges la prirent et la déposèrent sur le seuil de l'ermitage où méditait Efflam. Elle frappa trois coups à la porte : « C'est votre douce que Dieu a amenée ici... »

L'ermite réprima-t-il un frémissement en entendant la voix musicale? Il ne put s'empêcher de garder longtemps dans sa main la petite main confiante, mais il ne parlait que de Dieu à Énora.

Puis, près de la fontaine, il éleva une deuxième cabane pour sa compagne, qui n'avait le droit de la quitter que pour venir l'interroger sur les choses du ciel, et à la condition expresse que son visage fût couvert.

Ne faut-il pas voir, dans ce joli trait d'amour spirituel, une exaltation de la moniale telle que la règle scotto-bretonne l'incarnait en Nennok, fondatrice du lann de Ploemeur, chez qui Énora s'en serait allée faire profession et mourir?

Le lann migrateur du cénobite breton s'accommodait fort bien de la compagnie de saintes femmes, les conhospitae dont le Gallo-Romain Melaine et ses collègues du concile d'Orléans en 511 parlaient, eux, avec beaucoup de méfiance. Au monastère de Lannenok, l'oncle de la sainte, Gourleheut, et deux évêques régionnaires, Mordred et Gourgallon avaient accepté de vivre régulièrement sous la crosse féminine.

A la base des côtes touffues, l'oratoire de saint Efflam est devenu une église paroissiale, qui prend d'enfilade les six cents hectares de sables et de vases où les marées déploient magnifiquement leurs ca valcades bondissantes et écumantes. Cinq kilomètres plus loin, le bourg de Saint-Michel-en-Grève s'est niché dans la cornière orientale de la baie. Le mur du cimetière est directement bâti sur les galets, et la mer vient le battre à chaque flux. L'église, mâtée d'un fier clocher, semble, parmi les tombes, obéir au balancement de la houle.

Une longue montée s'éloigne du littoral. Lannion attire à lui, maintenant, tous les chemins de la contrée. Bien peu se souviennent encore: la baie actuelle de Lannion, si librement ouverte sur un panorama que n'encombrent pas les émiettements d'archipels amoncelés devant la côte, entre Ploumanadh et Trébeurden, fut choisie par les Romains pour y asseoir un poste militaire et une grande cité.

A son dernier évasement, l'estuaire du Léguer baigne, en effet, un promontoire qui fut détaché de la côte par un vallum artificiel pour en faire une position inexpugnable. Le chef-lieu militaire groupa les administrations civiles avant de devenir un centre religieux important, auquel Tréguier se substituera.

C'était Lexobie, une des villes mortes du légendaire armoricain.

Occismor ou Ker-Is, Lexobie ou Tolente...

L'ancien Propre du Trégor assure que saint Tugdual accepta d'y être consacré évêque au temps de Childebert, mais en 856 le Danois Hasting entra avec sa flotte de drakkars dans l'estuaire du Léguer et prit la ville. La population se retira plus loin, sur la rivière, à Lannion, et l' évêque gagna le monastère de Tréguier.

Lexobie devint tout naturellement la Vieille Cité, « Coz-Yeodet ». Le cadastre porte « Guiaudet » qui remonte au latin « Civitatis», comme le « ciwdod » gallois. En I427, des titres parlent de la « Vieille Cité » où fut « l'hôtel épiscopal » de Tréguier.

Autre souvenir, inattendu, de l'occupation païenne, la chapelle du Yeodet (Le Yaudet) conserve une curieuse Nativité. La Vierge et l'Enfant y sont couchés dans un lit volumineusement garni, recouvert d'un couvrepied de dentelle, comme tous les lits des fermes environnantes, et au pied duquel veille saint Joseph.

Le groupe est l'objet d'un culte étrange et passionné. Or ce n'est pas à Noël que l'on célèbre un événement rappelé par un tel souci du détail, mais en mai, et par des cérémonies nocturnes. Que si vous demandez à une vieille femme quel est le personnage assis au pied du lit, elle ne vous répondra pas: « Joseph », comme vous vous y attendez, mais : « Isaïe ».

La Vierge mettant au monde Jésus, une nuit de mai, sous la garde du prophète Isaïe?

Laissez les savants s'exclamer: avant le christianisme, on devait vénérer au Yeodet une vierge-mère, Isis, qui faisait rêver les Romains; Isis avec l'enfant Horus sur les bras, et le mois de mai était le mois d'Isis. Le nom, resté dans la tradition, sans qu'on pût l'expliquer, a permis de faire intervenir ce pauvre Isaïe qui ne joua aucun rôle, dans la crèche de Bethléem.

Il n'est question de Lannion, pour la première fois, qu'au XIIe siècle, dans la charte de fondation du prieuré de Kermaria qui dépendait de l'abbaye de Saint-Jacut, et l'évêque de Tréguier y remettait, à ceux qui contribueraient de leurs deniers à la construction de Notre-Dame de Lannion, le tiers des pénitences imposées par les confesseurs.

Lannion est le type même de ces petites villes bretonnes où un ruisseau, sous l'afflux des marées, devient à son estuaire aussi large qu'un fleuve, et où des bassins à flot peuvent être aménagés à plusieurs lieues de la côte. Lannion, sous ses collines que le lin bleuit à l'époque de la floraison, tonifie de l'âcre arome des embruns son charme tout bucolique.

Le château s'élevait entre l'église actuelle et le quai, et la première enceinte de la ville remontait de la grève à la venelle aux Boyaux pour border la rive de Pen-ar-Stang. Une porte permettait aux barques d'entrer dans la ville close, avec la pleine mer. La rente de cinquante livres que le duc Jean le Roux prélevait en I283 sur le havage de Lannion montre que le transit maritime y atteignait de l'importance.

Si, au temps de l'occupation anglaise et des luttes fratricides de la guerre de Succession, Guingamp s'illustra par l'audace et la faconde d'un Gouicquet, Lannion connut le pur héroïsme, le courage silencieux et désespéré de Geoffroy de Pont blanc.

C'était en I346. Richard Toussaint, capitaine anglais, qui tenait la place de la Roche-Derrien, gagna la trahison de deux soldats et se faufila dans Lannion, un dimanche matin, avant jour. Le bruit du pillage et des égorgements mit sur pied, bientôt, un chevalier, Geoffroy de Pont blanc, qui, se saisissant au saut du lit d'une lance et d'une épée, entendit défendre à lui tout seul l'accès de la rue où il habitait.

Sa lance vite rompue, il s'était adossé à un pignon, et, de son épée, il fauchait les Anglais qui tentaient de l'approcher. Mais un archer adroit, comme ils en avaient tant, décocha un trait, en le visant au genou. Geoffroy fléchit, s'affaissa, et quand les Anglais purent l'empoigner, avides de vengeance, ils imaginèrent, pour le torturer à petit feu, de lui arracher, d',abord, les dents, une à une, puis les yeux. Ah! Les personnages de distinction qui, ce dîmanche-là, échappèrent au carnage, connurent la pire des humiliations: pieds nus, en cotte et sans chaperon, ils durent servir de bêtes de somme à leurs vainqueurs.

En I48I, la noblesse du cru prit sa revanche, platoniquement, à Lannion, puisque ce fut la ville que le duc François II assigna pour la montre générale des nobles, anoblis, tenant fiefs noblés et sujets aux armes de l'évêché de Tréguier. Le nombre des seigneurs qui comparurent bien montés et armés, atteignit treize cent dix-sept, sans compter les hommes d'armes qu'ils faisaient marcher au pas à leur suite, « chacun selon sa puissance ». Dans le procès-verbal de cette montre, trait historique qui a sa valeur, on voit, pour la première fois, dans le détail des armes offensives et défensives des comparants, apparaître deux couleuvrines à main et une escopette, les premières arquebuses.

L'armorial trégorrois avait ses paladins, tel ce membre de la famille de Lannion, connu sous le nom de Lézobré et qui a inspiré les chanteurs populaires: aussi valeureux que le Roland de la chanson de geste, il avait tué en combat singulier certain More noir dont un roi de France avait fait son familiel. Épouvanté, le monarque offrit son propre palais contre sa grâce, mais Lézobré répliqua que « sa pauvre petite mère » aurait trop de peine de ne plus le revoir, et il s'en vint tout bonnement attendre la vieillesse sur les bords du Léguer.

Comment ne pas aimer cette campagne si harmonieusement modelée? Le Léguer, avant d'arriver à Lannion, est un simple ruisseau qui flâne dans les osiers et les ombelles. Dans la traversée de la ville, il jacasse avec les lavandières. Lannion a gardé son caractère, et la simplicité des vieux âges. Elle contient toute son histoire dans ses rues escarpées et ses placettes, aux rudes pavés, qu'entourent des façades curieusement vitrées, comme les châteaux d'arrière des vaisseaux du grand siècle.

Il faut toujours grimper dans cette ville que contraignent d'autant de parois les collines. Pour atteindre Brélévénez, la petite paroisse adjacente, d'où l'on domine Lannion, posé dans sa vallée comme une corbeille, la pente a été entaillée de larges degrés aux dalles grisâtres. Les cent quarante marches portent des murs de soutènement, foisonnants de lilas terrestre et qui épaulent des maisons dont les courtils débordent de lauriers, de rhododendrons, de palmiers, comme pour justifier cette appellation de Mont de la Joie. Les Templiers y avaient établi une importante commanderie. La tradition veut que les terrasses superposées qui couronnent l'escalier représentent les assises des remparts et que se tenait, au manoir de Mur-ar-ven, le poste militaire qui complétait le Temple.

La flèche de l'église fuse parmi les arbres de haut jet. Une porte romane donne accès à la nef, par le sud, et l'ordonnance de l'abside rappelle son XIIe siècle. Sous le sanctuaire, plus ancienne encore, une crypte contient une Mise au Tombeau comparable à celle de Saint-Thégonnec.

En traversant une contrée ventée et fertile, aux fermes dispersées, aux talus plantés de hautes palissades d'ajoncs, nous entrons dans le domaine de saint Yves. Quand eut lieu la rencontre, on ne voyait pas encore la silhouette de l'actuelle cathédrale de Tréguier s'inscrire au-dessus des labours si curieusement rapiécés, et des guérets où paissaient les troupeaux, dans ce pays sans prairies naturelles.

C'était le lundi de la Pentecôte, en l'année où commençait le XIVe siècle. Deux femmes de Lanmeur, Margile, bru de Thaor, et Mahaut, épouse de Rivallon Leizone, avaient de compagnie pris la route du Tro-Breiz. Elles cheminaient entre Lannion et Tréguier, leur première station, quand elles rencontrèrent Yves Héloury, qui, à son habitude, lisait son bréviaire dans la campagne. La renommée du prédicateur et du juriste était telle qu'elles le reconnurent tout de suite, et ne manquèrent pas à le saluer.

Bienveillant de son naturel, le prêtre lia conversation avec les pèlerines, profitant de la circonstance pour louer leur zèle et les encourager dans leur pieuse entreprise.

A quelque distance, un mendiant, allongé sous un toit de chaume, implorait l'aumône. Saint Yves quitta ses compagnes et, s'approchant du malheureux qui criait la faim, il lui parla quelque temps à l'oreille. Avant de s'éloigner, et comme obéissant à une inspiration subite, Yves Héloury ôta son chapeau et le tendit au mendiant:
- Prends ceci! Je n'ai pas, pour l'heure, autre chose que je puisse te donner.

Tête nue, il rouvrit son bréviaire, et se remit à marcher bon pas entre les deux voyageuses qui trottinaient pour le suivre.

Ils n'avaient pas parcouru, tous trois, une demi-lieue, que Mahaut et Margile ne purent retenir le même cri de surprise: le saint portait sur la tête son chapeau, le chapeau qu'elles l'avaient vu, de leurs yeux vu, laisser au mendiant.

Alors qu'elles s'exclamaient et criaient au miracle, le bon recteur, comme s'il ne s'était pas rendu compte, jusque-là, du prodige, se laissa tomber sur les genoux, en plein milieu de la route, pour prier à haute voix: « Seigneur Jésus-Christ, je vous rends grâce de votre présent!... » Mais, en parlant, il se frappait violemment la poitrine.

Les deux femmes balbutiaient, laissant couler de leurs yeux des larmes de ravissement. Elles avaient vu un miracle, un miracle dont M. Yves de Kermartin avait été favorisé et qu'elles pourraient narrer, attester tout au long de leur voyage.

Mais saint Yves les apaisait, leur donnant l'exemple de la modération.
- Allez, allez, et continuez votre route avec la bénédiction de Dieu!... Faites le bien, et Dieu vous le rendra...

Le visage éclairé par son bon sourire, et sans allonger le pas, le saint trégorrois s'engagea dans la traverse qui le menait à son manoir de Kermartin, vers le colombier duquel, à cette heure du soir. se pressaient des milliers de pigeons.

 

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