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TRO BREIZ
FLORIAN LE ROY
1950

CHAPITRE V
DE SAINT-MALO À DOL-DE-BRETAGNE


Journaliste et écrivain, Florian Le Roy (1901-1959) a publié de nombreux ouvrages sur la Bretagne. En 1950, il a publié Tro Breiz, le Pèlerinage aux Sept Saints de Bretagne. En s'appuyant sur les travaux Julien Trévédy et Louis Le Guennec, Florian Le Roy a été le premier à proposer un véritable itinéraire du Tro Breiz. Nous publions ci-dessous un extrait. L'itinéraire historique proposé semble peu plausible. Il arrive à Dol-de-Bretagne par le Pont de l'Archevêque au sud-ouest. En 1636, Dubuisson décrit un "chemin droit" de Dol à Saint-Malo qui semble plus plausible par Château-Richeux au bord de la Baie du Mont-Saint-Michel. Dubuisson signale en plus un autre chemin qui passe par le Vivier et suit le bord de mer en passant par le pont du Biez Jean, ainsi nommé en raison des travaux ordonnés par le duc de Bretagne Jean V en 1420.

CORSEUL était la capitale des Curiosolites, mais les pirates l'ayant saccagée et brûlée, à la fin de l'empire romain, les services publics et militaires furent transférés à Aleth. Au VIe siècle, cette cité, strictement corsetée de remparts sur une presqu'île qui dominait l'embouchure de la Rance, n'était pas encore chrétienne, lorsque MilIo, ayant installé son ermitage sur le rocher d'en face, vint y prêcher la parole de Dieu. Le prosélyte devint l'auxiliaire de l'évêque de Dol, et jusqu'au règne de Nominoë, les abbés des monastères d'Aleth et de Saint-Malo jouirent, comme ceux de Saint-Brieuc et de Tréguier, des prérogatives des évêques régionnaires, leur juridiction d'exception étant restreinte à la limite d'influence de leur monastère.

Aleth tenait toute sur le promontoire qu'on appelle encore la Cité, entre l'anse des Bas-Sablons et le Port Militaire. Il reste quelques vestiges de la muraille et des petites tours carrées qui la flanquaient. La porte principale ouvrait au sud-est sur la rue d'Aleth. Tour à tour, les Francs, les pirates du Nord, les troupes de Charlemagne, les Normands s'acharnèrent sur la ville jusqu'au Xe siècle.

A sa renaissance, fut reconstruite une cathédrale qui se composait d'une nef et de deux collatéraux séparés d'elle par des arcades en plein cintre qui reposaient sur des piliers carrés sans chapiteaux. A l'est et à l'ouest, deux absides semi-circulaires terminaient la nef, dont la longueur primitive atteignait quarante-trois mètres, et qui ouvrait à l'ouest. Il ne reste plus que l'abside qui est devenue la chapelle Saint-Pierre. La cathédrale d'Aleth fut abandonnée lorsque les marins et les commerçants trouvèrent plus sûr le rocher d'Aaron qui allait devenir Saint-Malo.

Les Malouins, ne partageant pas l'anglophilie de Jean IV, se donnèrent à la France. Le duc, pour contenir leur force maritime, construisit, sur l'emplacement de la forteresse mérovingienne d'Aleth, un bloc de trois tours appareillées et réunies en forme de trèfle. L'édifice, avec ses trois étages, commande encore à la magnifique perspective de l'estuaire, épanoui d'anse en anse, entre les landes, les labours et les parcs.

En face de Jouvente, c'était à la Passagère qu'abordaient les pèlerins, après avoir traversé le fleuve.

Ils s'engageaient dans le Clos-Poulet au carrefour où s'élève la chapelle frairienne du Bosc, reconstruite en I737, et où se tenait, le jour de la Sainte-Anne, une grande assemblée, que l'on appelait « Montretout ».

Le château du Bosc a été incendié. Son vaste développement sur deux hauteurs de trois fenêtres, à petits croisillons, son corps central à trois pans, et au fronton triangulaire, l'assignaient comme le type même de la malouinière, la maison des champs des notables malouins. De riches armateurs, dont les Le Fer de la Saudre, y prirent leurs loisirs. Garenj eau est passé par là, donnant à cette architecture de plaisance le même appareillage, le même aplomb, la même couleur qu'aux remparts des derniers accroissements de Saint-Malo. La toiture est aiguë, les cheminées hautes et symétriques comme aux hôtels du XVIIIe, dans les Murs. Les fenêtres accueillent largement l'air et la lunùère, et par-delà la terrasse, puis le jardin penchant, on voit la Rance crépiter sous le soleil.

Tout près, la Goéletterie, le petit bois et l'anse de Trodin rappellent les constructions navales et les dépôts de bois qui se faisaient dans ces replis de la côte, où les cultures sont coupées à l'aplomb de la falaise. C'est de là, prétend-on, qu'est sortie, entre autres navires de guerre, la Belle-Poule qui ramena en France les restes de Napoléon Ier.

N'est-ce pas en rêvant à de lointaines croisières que l'on a déformé, en Floride le nom de Basse-Flourie, que porte une autre malouinière, aussi harmonieuse qu'imposante avec son toit à la Mansard et son portail d'entrée daté de 1670?

Duguay-Trouin a habité à la Haute-Flourie un manoir où lui succédèrent Robert Surcouf et l' amiral Bouvet. Chaque malouinière avait alors sa chapelle où une population égaillée loin de la paroisse pouvait assister aux offices dominicaux.

La construction, avec un petit toit conique en chauIJ:?e, qui se trouve près du mur de clôture de la Briantais, dont le parc, bien sûr, ne put être dessiné que par Le Nôtre, servait, dit-on, de châlet de repos à Duguay-Trouin.

Au Gros-Chêne, qu'une guinguette rendait célèbre par ses charmilles, vécut Guyot de Folleville, le chimérique évêque d'Agra de l'épopée chouanne, le triomphateur du Te Deum d'Angers.

Des croupes boisées dominent la Rance, avec des prairies évasives, des parcs ordonnés. A travers les cerisiers et les pommiers, les malouinières montrent des coins de leurs façades blanches et grises. La Rance est un fleuve de noblesse et de majesté, de douceur et de bonhomie, à l'image de ces conquérants qui voulaient jouir d'une retraite' et d'une fortune durement acquises. De grands noms, une gloire gagnée à la mer, mais tous ne moururent pas à la mer, ni glorieusement, comme ces Châteaubriand, descendants d'Armand, le chouan irréductible, fusillé dans la plaine de Grenelle, en mars 1809, et qui sont enterrés bourgeoisement dans le cimetière du Rosais.

L'arrière-pays de Saint-Malo appartient au vent. Celui-ci venu de tous les coins de l'aire, pénètre loin dans les terres, apportant ce « parfum des îles lointaines » qui troublait Lamennais, plus soucieux, cependant, de l'avenir de la démocratie que du passé légendaire de sa cité natale.

La campagne, sur ses larges découverts, paraît indifférente, m.algré l'orgueil que dénoncent les maisons disséminées. Elles ont, toutes, un air de parenté dans les proportions, la disposition: ces détails qui classent le rang. Elles sont bâties pour prendre place dans la légende ou dans l'histoire. Ce sont les malouinières où les corsaires venaient se reposer de l'aridité des calculs et de la mer, et permettre à leur marmaille, comprimée dans les remparts, de se détendre et de se répandre à la belle saison.

La Ballue est encore une de ces résidences du XVIIIe où le style malouin est conservé. Comme au Bosc, pavillon central à trois pans avec un petit fronton triangulaire et deux ailes sur sa façade opposée. La mère de François-René de Châteaubriand y mourut en l'an VI.

Tout à côté, le manoir de la Giclais fut une des innombrables propriétés des Magon, les fastueux armateurs malouins dont la devise Tutus Mago, disait la confiance dans le destin autant que dans soi-même. Marquis, ayant poussé des intrigues amoureuses avec une Condé, d'une part, une Savoie-Carignan, d'autre part, ce n'étaient pas de petits sires, ces descendants d'un marin venu d'Espagne.

De chapelle en chapelle, voici Notre-Dame-de-Lorette, où le lundi de Pâques, gars et filles jetaient des cailloux dans la gargouille du perron : le nombre de pierres qui manquaient le but indiquaient le nombre d'années où il faudrait patienter, avant le mariage.

Quel sybarite, quel disciple d'Horace trouva son Tusculum dans le manoir des Guimerais, proclamant sur deux petits temples doriques son bonheur par des sentences d'érudit : Inveni portum Spes et Fortuna valete - Hic mihi sunt limites ludite nunc alios - O amici mei, Deus nobis hcec otia fecit.

La vieille chapelle de la Madeleine a bien été reconstruite, en 1746, sur le bord est de la route, mais elle ne sert plus au culte.

On peut prendre la route de la Gouesnière, sans aller chercher Saint-Jouan-des-Guérets où les fleurs, dont le vent allègre de la rivière transporte les graines, poussent encore librement sur des toits de chaume. Comme guérets, sur ces plateaux ondulés qui dominent la Rance élargie aux proportions d'unIac et la butte rougeâtre à laquelle s'adosse l'église carrée de Saint-Suliac, il n'y a qu'un écart rocailleux que les gens du pays appellent le Tertre.

Mais c'est sur le littoral de cette paroisse que la tradition locale fait aborder Aliénor, après la naissance de Budoc, L'évêque de Dol en aurait averti Judual, leur père et époux, qui, convaincu bien tardivement de l'innocence de sa femme, aurait recueilli avec joie les naufragés. Budoc devint troisième évêque de Dol.

Une autre version de la légende transporte les faits sur la côte d'Irlande, près de l'abbaye de Beauport, à Kilcleeheen, et donne Azénor pour femme au fils de Chunaire, comte de Goëlo.

On sait que Budoc, religieux du monastère de Dol, fut choisi par saint Magloire pour lui succéder sur le siège épiscopal de cette ville, et, si l'on en croit Baudry, un de ses successeurs, il fit le voyage de Jérusalem, en apporta de précieuses reliques, dont la coupe qui servit au Christ pour la dernière Cène comment ne pas penser au Saint-Graal, dans la Bretagne des romans de la Table Ronde? mourut un 8 décembre et fut inhumé le 9 dans sa cathédrale.

Une autre tradition le fait naître de l'autre côté des marais, à Landrieuc, aujourd'hui Roz-Landrieux.

Il est reconnu comme patron par les rudes pêcheurs du Finistère, à Beuzec-Conq, près de Concarneau, et à Plogoff, dans le Cap-Sizun. Des naufragés en expectative ne peuvent-ils le prendre pour intercesseur, lui dont on fait venir le nom de Beuzi, qui signifie noyer, et dont la légende est une des plus jolies et des plus touchantes de notre folklore.

La princesse Azénor, fille unique du prince de Léon, plut au comte de Goëlo, fils aîné de Chunaire, qui la demanda en mariage. La damoiselle se fit prier, préférant consacrer sa vie à Dieu, mais, respectueuse de la volonté paternelle, elle finit par céder. Il y eut de grandes fêtes, pour les noces, et Azénor suivit son mari à Châtelaudren, où ils devaient habiter.

Le prince de Léon, devenu veuf, se remaria, et la marâtre prit en jalousie et exécration la malheureuse Azénor. Elle résolut de la perdre. Habilement, elle éveilla le doute dans le coeur du mari, non sans convaincre le vieux prince de Léon lui-même de l'indignité de sa fille.

Le comte de Goëlo ne mordit que trop bien à l'hameçon. Il se • transforma en tyran conjugal, retranchant toute liberté à sa femme, la faisant surveiller injurieusement, jusqu'à ce qu'il l'enfermât dans une tour.

Admirable de résignation, Azénor offrit ses souffrances à Dieu, se recommandant de tout son coeur à la vierge Marie et à sainte Brigite, car elle allait être mère.

Il ne fut pas difficile à la marâtre de rassembler des témoignages infamants. Le comte de Goëlo, ivre de rage, fit comparaître sa femme devant des juges qui, touchés par sa grâce et sa simplicité, conseillèrent simplement au comte de la reconduire chez son père.

Celui-ci, indigné et désespéré, céda devant le courroux de son gendre, et voici la princesse dans la tour du château de Brest qui a gardé son nom.

Le comte exigea la constitution d'un tribunal, pressa les formalités, se démena tant et si bien que, convaincue d'adultère, Azénor fut condamnée à être brûlée vive et ses cendres jetées à la mer.

La comtesse jura, sur le crucifix, qu'elle n'avait jamais failli à l'endroit de son seigneur et mari, pardonna gentiment à sa marâtre et aux faux témoins, et demanda des gens d'Église pour mettre ordre au fait de sa conscience.

Les juges, troublés, révoquèrent la première sentence, et ordonnèrent d'enfermer vive Azénor dans un tonneau de bois qui serait jeté en pleine mer, à la merci des vents, des ondes et des écueils.

La périlleuse croisière dura cinq mois, cinq mois au long desquels un ange venait prendre soin de la malheureuse, recroquevillée dans son tonneau.

Et Budoc naquit, avec l'assistance de sainte Brigitte, qu'Azénor n'avait jamais cessé de prier, et l'enfantelet, de la parole, consola, encouragea miraculeusement sa mère : « Nous ne devons rien craindre puisque Dieu est avec nous. » Ce fut l'enfant, encore, le tonneau ayant échoué sur une grève, qui écarta un homme prêt à donner du guimbelet dedans.

Et quand l'abbé d'un monastère voisin accourut pour faire ouverture de l'épave, il fut bien surpris d'y trouver « une belle jeune femme qui tenoit un petit enfant de deux jours, lequel, de son souris et par ses gestes enfantins, le sembloit courtoisement saluer I ».

I. On retrouve là des thèmes que les Grecs avaient déjà utilisés. Que l'on se rappelle Cygnus qui fit enfermer son épouse Philonomé et son fils Ténès dans un coffre pour les jeter à la mer. Pausanias nous conte comment; navré de son erreur, Cygnus s'embarqua pour rechercher son enfant qui, miraculeusement sauvé, était devenu roi de Ténédos. Et Simonide de Céos chantant mélodieusement la plainte de Danaé enfermée avec son fils dans un coffre que la houle balance: « Je t'en prie, dors, mon petit; que dorme aussi la mer, que dorme l'immense détresse... »

La Chronique de Saint-Brieuc enrichit la donnée primitive de détails qui montrent que nos vieux hagiographes étaient grands liseurs de romans, le Perceval, entre autres, et plus sûrement ces récits gallois qui survivent dans les Mabinogion. Caradoc au gros bras et sa chaste femme Tegau, dite Aurvron, donnent des visages à Azénor et au comte de Goëlo.

Dans l'église de Saint-Jouan, on vénère Notre-Dame de Délivrance, dont la dévotion était fort vivace chez les marins. C'est une petite statuette en bois argenté qui fut cachée pendant toute la Révolution.

A deux kilomètres du bourg, sur le bord nord de la route de la Gouesnière, la paroisse d'origine des Goyon-Matignon (Gouïonnière, puis Gouesnière) une très ancienne croix en granit, haute de 0 m. 86 et d'une épaisseur de 0 m. 16, précède de cent mètres la chapelle de la Lande, dont un calvaire mutilé marque l'emplacement.

Bonaban fut une paroisse, et comme telle elle est encore énumérée dans une comptine que chantent les petites filles du Clos-Poulet : Saint-Malo, Saint-Servan - La Go~tesnière et Bonaban - Cancale, Cancale... L'église a été rasée, et Bonaban ne désigne plus qu'un grand et beau château du XVIIIe siècle.

Saint-Guinoux pourrait être l'ancien port de Winiau où saint Samson débarqua en 548, avant que la mer se fût retirée jusqù'à ses limites actuelles. Fort ancienne, la paroisse est dédiée à un saint breton.

Au village de la Garde, au coin du Clos-Juhel, on voyait autrefois une croix en granit qui reposait sur un socle percé de trois trous et destiné à soutenir deux autres croix. Le socle forme le devant d'une fontaine, sur le bord de la route.

C'est le manoir de Maupertuis, avec sa cour close de murs et de douves, qui a donné son nom au savant Moreau de Maupertuis, né à Saint-Malo en 1698 et mort d'une indigestion d'aigle, à la cour de Prusse.

La mare Saint-Coulman est à quinze cents mètres au sud-ouest du bourg. On entre dans les marais de Dol.

Le Clos-Poulet était jadis séparé du continent par une sorte de chenal qui assurait la communication entre la Rance et la baie de Cancale. Les collines, à Châteauneuf, à Saint-Guinoux, à la Gouesnière, à Saint-Méloir gardent, au-dessus des terrains environnants, le profil des falaises que les marées venaient battre quand tout le pays, d'Aleth jusqu'à Saint-Suliac, constituait une île. Le sol s'élevant peu à peu, les eaux changèrent de direction et le bras de Rance qui contournait Châteauneuf fut tranché : il devint un bassin d'eaux croupies, la mare Saint-Coulman, qui s'étalait sur sept paroisses, Châteauneuf, SaintPère- Marc-en-Poulet, Saint-Guinoux, Lillemer, Roz-Landrieux, Plerguer et Miniac-Morvan.

Mais on croirait que le sol spongieux a absorbé peu à peu, dans les siècles, l'eau noire de la crevée de Saint-Guinoux. Elle ne mesure plus auj ourd'hui que onze cents mètres de longueur sur huit cents de largeur. Une simple mare, et non plus une mer, comme on disait aux vieux âges. Après l'équinoxe de septembre, les pluies d'hiver, cependant, viennent l'alimenter, et elle déborde, pendant quelques semaines, sur vingt kilomètres carrés de prairies, d'herbages grisâtres et pelés, de landes à l'étrange flore, d'arbustes rabougris. Les hauts et grêles peupliers, si vite dénudés, marquent le tracé des biez, sous un ciel si indécis que le soleil semble n'y paraître jamais.

Les terres ainsi noyées et qui, à la saison chaude, ressuent toute leur humidité noirâtre, gardent le même aspect de désolation qu'au temps où le beû légendaire, le butor, faisait frissonner les paroisses environnantes.

Dans la futaie primitive, saint Colomban avait choisi, pour établir son ermitage, la clairière de Coquenaille. La population qui ne manqua pas de se grouper dans les parages vivait en paix quand Satan, pour la troubler, imagina de lui envoyer des nuées de corbeaux, ces corbeaux dont la descendance, aux crépuscules d'automne, emplit l'air d'un tapage si hallucinant lorsque, quittant le bois de Pontual, entre Pleurtuit et Dinard et traversant la Rance, elle vient tournoyer sur la mare Saint-Coulman, avant d'aller annuiter dans les bois de Plerguer.

Un dimanche, le prêtre qui disait la messe fut si excédé par les croassements qu'au lieu de prononcer les paroles de la Consécration, il ne put se retenir de bougonner : « Maudits soient à jamais les corbeaux! »

Au même instant, une grande tempête s'éleva qui fit s'écrouler la charpente de l'église et, comme les flots s'élevaient dans un furieux raz de marée, toute la clairière de Coquenaille fut submergée.

Le prêtre ne reviendra, et avec lui sa paroisse, que quand il aura pu dire distinctement : Dominus vobiscum!

La mare Saint-Coulman est comprise dans le delta que forment, sur l'emplacement de la forêt de Scissy, les marais, dont les évêques de Dol demandèrent l'asséchement à des « hommes spéciaux dans l'art hydraulique », comme l'ingénieur hollandais Ems.

La mer déposait ses alluvions sur la ligne des mortes-eaux. Ces apports y surélevèrent les terres, formant une barre qui intercepta la dérive des eaux douces dans les terrains où règnent maintenant les Marais Noirs à la substance tourbeuse, alors que les Marais Blancs, devers le Mont-Dol et Cherrueix, sont formés de marne claire. Les marais couvrent une superficie de douze mille huit cents hectares, audessus de laquelle s'élèvent les épaves rocheuses du Mont-Dol et de Lillemer.

Le sol breton commence par des lises autour du Mont-Saint-Michel, en face de la côte sous Normandie, et en deçà du cours abstrait de ce Couësnon qui se meut et se meurt dans du gris. La vase procède de la molle intumescence des vagues et la moire en « coups de lune » des grèves immenses de la baie de Cancale se prolonge sur ces terrains motteux que quadrillent les fossés d'irrigation, entre les palissades de têtards, et dont la pente s'accuse en sens inverse de la mer.

La cathédrale de Dol surgit, comme une cathédrale engloutie, de ces marais miroitants où, les jours de brouillard, et ils sont fréquents, on respire court.

Une cathédrale magnifique, mais si disproportionnée, sur sa place herbue.

Ce monument, un des plus beaux de Bretagne, rappelle, seul, la gloire historique de Dol et l'omnipotence de son évêché. Un évêché qui se considéra comme archevêché et métropole quand Nominoë eut arraché l'église bretonne à l'obédience des successeurs de saint Martin de Tours. La querelle dura des siècles, à Rome, jusqu'au commencement du XIIIe, sous l'épiscopat de Jean de la Mouche et le pontificat d'Innocent III. Les évêques de Dol n'en conservèrent pas moins le pallium, avec, en I498, le privilège de faire porter la croix devant eux, par vénération envers saint Samson, le fondateur du diocèse, qui avait été archevêque d'York.

L'évêché de Dol possédait, en outre, des biens soigneusement et suggestivement répartis dans les anciens diocèses suffragants. La métropole doloise ne règne plus aujourd'hui que sur des étendues noyées ou mousseuses de saules et d'osiers.

Lorsqu'en 548, SamSon, évêque cambrien, débarqua à l'embouchure de Guyoul, il ne trouva qu'une maison où gisaient deux femmes: la femme et la fille du seigneur du pays qui se tenait sur le rivage, guettant le secours d'un navigateur breton. La mère était lépreuse, la fille possédée du démon.

Saint Samson guérit les deux grabataires et obtint, comme récompense, la portion de terrain dont il voulut bien faire choix. C'était un lieu écarté où des ronces et des broussailles recouvraient quelque puits abandonné. Il y édifia le monastère qui devait s'appeler Dol.

La ville domine le marais d'une longue terrasse: mails et boulevards épousant le tracé des anciens murs semblent toujours attendre que les lames viennent battre le ressac.

Guillaume le Conquérant par deux fois, en I076 et I086, tenta sans succès le siège de Dol, qu'il traitait si dédaigneusement d' « orgueilleuse bicoque ». L'évêque Jean des Pas fortifia sa cité, en I37I, sans l'autorisation du duc qui, quinze ans après, s'appropria les remparts et plaça une garnison dans la ville. Le mur d'enceinte, entouré de douves, percé de deux portes et de deux poternes, était flanqué de treize tours.

En venant de Saint-Malo, on entrait par la porte Notre-Dame, ou d'Embas, qui ouvrait au sud-ouest. Avant d'y arriver, un établissement des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem précéda, sur le côté sud de la route, l'ancien Hôtel-Dieu. Il était immédiatement à l'est du moulin et du pont dits de l'Archevêque. La partie septentrionale de la courtine contenait la tour du château, touchant le manoir épiscopal. Le large talus que l'on appelle la promenade des Douves n'a été élevé pour la défense des murailles qu'au XVIe siècle. Quelle vue magnifique sur la plaine où court une odeur âcre et que coupent les haies parallèles des saules au feuillage soyeux comme des plumes. Tout est gris, de la terre mouillante aux nuages pluvieux, mais, à l'automne, les pommiers qui ploient, s'enchevêtrent, s'arrondissent en tonnelles, couvrent l'étendue de leurs éclaboussures: les vermillons, les carmins, les écarlates les plus gras et les plus vifs. Téliau, de ses propres mains, planta avec l'aide de saint Samson une vraie forêt d'arbres fruitiers, dans les environs de Dol, et la tradition veut que ce verger eût existé encore au XIIe siècle sous le nom d'Arboretum Teliavi et Samsonis.

Du VIe au IXe siècle, la mer recouvrit les forêts de Scissy et de Cancaven et vint clapoter contre les falaises septentrionale et orientale du Mont-Dol que l'on a vu, comme en I9I2, les routes coupées, redevenir une île. Les évêques de Dol entourant le mont de biefs et de tranchées de dérivation, l'asséchement se poursuivit et se poursuit encore. Le Mont-Dol, dans ses châtaigniers et ses pommiers, est serré comme un énorme bouquet, autour d'un temple de Diane chasseresse qui a été remplacé par une chapelle dédiée à Notre-Dame d'Espérance. On a prétendu que le temple s'était prêté au culte mithriaque, pour avoir retrouvé un de ces autels dont la pierre était percée de vingt-sept trous par lesquels coulait sur le myste, étendu dans la cavité au-dessous, le sang du taureau immolé. Ce qui ne manqua point d'amuser cet évêque de Dol qui, au XVIIe siècle, s'appelant Mathieu Thoreau, portait, comme armes parlantes, d'azur à un taureau rampant d'or, la queue en pal, et qui planta, en manière de dédicace, un châtaignier, toujours debout, sur le Mont-Dol.

Dans la désagrégation de l'empire romain, dans le remous de races que la débâcle entraînait, cette butte témoin dut constituer une sorte de refuge, et tous les cultes apportés par les légion~ s'y mélangèrent jusqu'à l'arrivée de Samson et la révélation de l'Evangile. Mais le culte iranien de Mithra offrit, en Occident comme en Orient, la plus tenace résistance au christianisme.

Dans l'église paroissiale du Mont-Dol, une statue de saint Michel rappelle que l'archange chassa le diable du haut-lieu qui, par-delà les marais, double le récif sacré où s'érige au péril de la mer l'abbaye normande. La légende assure que Satan voulut, éployant ses ailes noires, parodier le chef des légions célestes au-dessus de ces terres d'où ne se retiraient pas encore les eaux: il lui proposa de comparer leur puissance.

L'archange ne fit qu'un bond jusqu'au Mont-Tombe, mais Lucifer tomba tout à plat dans l'abîme limoneux, et la pierre porte encore l'empreinte de la griffe infernale.

A la fin du XIIIe siècle, Dol se divisait en trois parties : la Cité, avec la cathédrale et la rue Sainte; le château et le bourg qui, avec la Grande-Rue, englobait le faubourg oriental de la ville. Une rue centrale unissait la porte d'Embas à la porte d'En-Haut.

On cultivait aussi la vigne, à Dol, dès le XIIe siècle, et la GrandeRue était bordée d'auberges, le Grand Pot d'Étain, le Grand et le Petit Cheval-Blanc, la Dauphinière, le Gros-Chêne, l'Image SaintMichel, la Croix-Verte, le Grand et le Petit Paradis, le Pilier-Blanc, le Pilier-Rouge, le Grand et le Petit-Croissant, la Grande-Trotellière, la Rose-Rouge, le Pignon-Blanc, la Grande et la Petite Tête-Noire, le Mortier-d'Or. Sans compter l'Image du petit Saint-Martin et la Maison du Soleil dont les écuries étaient pleines pour les Saint-Luc, les grandes foires de Dol à l'occasion desquelles les femmes trompées jouissaient d'un curieux privilège: elles étaient autorisées à amener leurs maris sur le champ de foire et à leur taillader les oreilles en public.

La porte d'En-Haut était la porte Saint-Michel au nord-est de la ville.

Dol, ses maisons à encorbellements, ses pignons aigus, ses échoppes aux étals de pierre, sous le renfoncement des galeries couvertes, ses cours derrière les vieilles auberges où relayaient les diligences, dans le brunissement et l'humidité de l'antique granit, quelle atmosphère d'estampe. La ville a même conservé une bâtisse que l'on a attribuée à tous les siècles, du XIIe au XIVe, mais qui est unique en France, la maison des Petits-Palets, ou des Plaids, merveille d'architecture civile avec sa façade en granit appareillé. Au rez-de-chaussée, on relève les traces de trois grandes arcades en plein cintre, décorées de chevrons brisés; l'étage supérieur porte une baie, également en plein cintre, ornée de quatrefeujlles et de dents de scie, qui renferme le dessin de deux arcades plus petites surmontées d'une tête humaine, et une autre ouverture romane. La cour ès chartiers, elle, a gardé sa tourelle polygonale renfermant un escalier de pierre en vis et son porche que soutient un pilier rond, sa porte en plein cintre et son portillon en accolade. Dans la Maison d'Enfer, six voûtes d'arêtes soutenues par de courts piliers cylindriques et des chapiteaux à décoration végétale permettent d'identifier un cellier du XIIIe.

Et partout, par-dessus les toits, s'enlève une perspective de la cathédrale, la plus harmonieuse de Bretagne, intérieurement.

Au nord, la muraille de l'édifice prend un aspect compact et aveugle de forteresse, avec ses contreforts et ses arcs-boutants munis de gargouilles: non seulement à cause d'un portail à arcades gothiques qui a été bouché, et de la tour restée inachevée, mais les chapelles du déambulatoire ont été couronnées, au XIVe, par un amortissement crénelé dont les merlons sont percés d'archères, et on distingue une sorte de canonnière sous la fenêtre est de la première chapelle.

Que reste-t-il de la cathédrale où Nominoë se fit consacrer roi en 848? Au XIIe siècle, elle fut remplacée par une nouvelle église dont on croit retrouver quelques vestiges : le bas du pignon ouest et les gros piliers cylindriques de la nef, munis de chapitea:ux à hauts crochets peu saillants. Ces piliers sont cantonnés de colonnes engagées, en délit; celles qui font face à la nef et aux bas-côtés n'adhèrent au pilier, dont elles sont isolées, que par deux queues en pierre. Proviennentelles d'un remaniement de très peu postérieur à la reconstruction ou faut-il y voir un reste de l'ancienne cathédrale romane?

Jean sans Terre, en I203, prit et incendia Dol et il fallut relever à nouveau la cathédrale. Le gros oeuvre de l'édifice actuel date de cette époque. Entièrement construit en pierres appareillées, il se compose d'une nef, de deux collatéraux, d'un transept et d'un choeur à chevet droit avec un déambulatoire entouré de neuf chapelles. L'ensemble est fortement marqué par l'influence normande.

La partie inférieure de la tour nord est romane. Au début du XVIe on avait entrepris de la rebâtir, mais elle est restée inachevée; la tour sud sur une base du XIIe porte des arcs séparés par un contrefort et encadrant des arcades géminées du XIIIe siècle. Au xve, le deuxième étage fut achevé, avec deux baies en tiers-point surmontées de quatre arcs; au XVIe, on poussa le troisième étage, avant de sommer la tour d'une balustrade flamboyante, et le XVIIe la couronna d'une lanterne construite par Corbineau. Une troisième tour, pyramidale, occupe le centre de la croisée.

Le côté sud, avec ses deux porches, est le plus ornementé.

Le Grand Porche, depuis le XIVe siècle, donne entrée dans le croisillon sud. Sur ses trois faces, il est percé d'une large arcade en tiers-point ornée de trois voussures que décoren~ des statuettes surmontées de petits dais. Au xve siècle, l'évêque Etienne Coeuret, qui y sema à profusion son coeur, mura à mi-hauteur les arcades des faces est et ouest et garnit de bancs les murs intérieurs, comme dans les églises basses-bretonnes. Deux portes tréflées, munies de vantaux du xve siècle, et séparées par une triple colonnette qui soutient un petit bénitier carré, donnaient accès dans le sanctuaire. A l'ouest du Grand Porche est la salle capitulaire du XIVe, surmontée d'une balustrade tréflée et munie de gargouilles.

Le Petit Porche ou Porte épiscopale, qui date de la deuxième moitié du XIIIe siècle, se dresse en face de l'entrée principale de l'ancien manoir de l'évêque. Étienne Coeuret le divisa en deux arcades secondaires, décorées d'un cordon de feuillages: elles retombent sur deux colonnes en délit du XIIIe siècle et sur une colonne cèntrale octogonale du xve chargée de coeurs, comme le tympan est timbré des armoiries du prélat. Les côtés intérieurs du porche sont garnis de deux bancs en pierre. Au fond s'ouvrent deux portes séparées par une colonnette en délit et sommées d'arcs en tiers-point surhaussés.

La nef, haute de vingt et un mètres, comprend trois ordres superposés d'arcades en arc brisé qui la séparent des collatéraux, un triforium avec de petites arcades et un fenestrage à galerie. Elle se compose de six travées, outre celle qui sépare les tours; le choeur de cinq.

Les deux premières fenêtres est de chaque côté de la croisée du transept renferment des vitraux de la fin du XIIIe.

Dans le croisillon nord, fut érigé en 1507 par l'auteur du tombeau de Louis XII à Saint-Denis, l'artiste italien Jean, surnommé Justus ou Florentinus, le mausolée de l'évêque Thomas James. Ce fut une des premières oeuvres de la Renaissance française, mais de style purement italien. La statue du défunt reposait sur un soubassement qui portait une épitaphe de cuivre; cette plaque était soutenue en dessous par deux anges en bas-relief et accostée de deux niches ornées de coquilles et renfermant les statues de la Force et de la Justice. Dans des médaillons de feuillages, sur les faces latérales, les bustes des deux neveux de l'évêque. Le soubassement est surmonté de quatre pilastres qui soutiennent un entablement admirablement fouillé, et sommé d'un tympan orné d'une coquille, d'un vase, d'hippogriffes et de cornes d'abondance. Toute la décoration d'un Bernard Palissy, avec des teintes délicates, mais dans une matière plâtreuse.

Le choeur est à chevet droit et ouvre sur le déambulatoire par deux arcades en tiers-point réunies sous un arc en plein cintre. Le chevet renferme, dans toute sa largeur, une grande et riche verrière de la deuxième moitié du XIIIe siècle.

Divisée par sept meneaux, elle forme quarante-huit petits médaillons polylobés. Des sujets qui devaient faire rêver les pèlerins, comme, dans le déambulatoire sud, le tympan qui contient un Christ bénissant des anges musiciens: la vie de saint Samson, la légende de sainte Marguerite d'Antioche, celle de sainte Catherine, la vie d'Abraham, l'Enfance et la Passion du Christ, et les premiers archevêques de Dol entourés de leurs six suffragants.

La Révolution a détruit le jubé qui s'élevait à l'entrée du choeur, orné des statues des quatre évangélistes et précédé de deux autels.

Mais, de chaque côté du choeur, règne toujours la double rangée de quatre-vingts stalles en bois sculpté, qui, depuis le XIVe siècle, proclame la gloire des huchiers locaux. Le siège épiscopal qu'au côté sud fit placer François de Laval est sommé de la crosse de bois doré qui surmontait le maître-autel posé en 1744, et à laquelle était suspendue la pyxide.

La chapelle absidiale qui était dédiée à saint Samson, date du XIVe siècle. Elle est légèrement désaxée vers le nord. Elle comprend deux travées et une abside à trois pans, sous voûtes d'ogives dont les clefs sont décorées de rosaces de feuillage. Ses murs sont encore munis des bancs de pierre où les pèlerins du Tro-Breiz s'asseyaient.

Plus tard, les déments, que l'on conduisait en pèlerinage au saint fondateur, y furent parqués lorsqu'on eut, en I742, entouré d'une grille l'enfeu qui porte le nom de « tombeau de saint Samson » et qui reçut en 1324 le corps de l'évêque Jean Dubois. La gloire de l'apôtre breton s'était répandue très loin, et, depuis le VIIe siècle, Bretons insulaires et Francs se rencontraient autour de son mausolée.

Celui-ci, un sarcophage mérovingien, fut enlevé, en 1859, de la cathédrale où il était l'objet de pratiques superstitieuses et servit de lavoir, dans les communs de la cure. On conférait à saint Samson une puissance extraordinaire d'exorciste, et, comme à saint Mathurin de Larchant, on lui amenait fous et possédés au fort de leurs convulsions.

 

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