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TRO BREIZ
FLORIAN LE ROY
1950

CHAPITRE IV
DE SAINT-BRIEUC À SAINT-MALO


Journaliste et écrivain, Florian Le Roy (1901-1959) a publié de nombreux ouvrages sur la Bretagne. En 1950, il a publié Tro Breiz, le Pèlerinage aux Sept Saints de Bretagne. En s'appuyant sur les travaux Julien Trévédy et Louis Le Guennec, Florian Le Roy a été le premier à proposer un véritable itinéraire du Tro Breiz. Nous publions ci-dessous un extrait. L'itinéraire historique proposé passe par Saint-Brieuc, Iffiniac, Saint-Alban, Matignon, Le Guildo, Trégon, Ploubalay, Pleurtuit et Saint-Malo. C'est l'itinéraire habituellement admis, à l'exception peut-être du détour d'Yffiniac qu'on pouvait éviter en traversant la Baie de Saint-Brieuc.

A côte de Gouédic est creusée comme une tranchée, de part et d'autre du vieux pont qui franchit la vallée pas plus large que sa rivière. A droite, derrière le viaduc des chemins de fer, de l'Etat, le Moulin au Chalx, en face du faubourg de la Croix-Péran, dresse son étrange architedure carrée pour donner une idée de ce qu'était l'ancien Saint-Brieuc; à gauche, s'étagent les carrières sablonneuses sous lesquelles se cache la Fontaine Sacrée.

Sur l'autre plateau, où les espaces étaient jadis réservés aux pépinières, toute une ville neuve s'épand, avec son bariolage de jouets, et dans cette banlieue accidentée où les fermes sont jetées à la pincée, derrière des ormes ou des tertres bourrus, on devine le voisinage de la mer. Le fief épiscopal, le regaire de Saint-Brieuc, constituait le Turnegouët, entre l'Urne et le Gouët.

Les conununes de Langueux et d'Yffiniac sont doublées d'une zone maritime. On dit: « Les grèves », et c'est une immense arène marécageuse qui attire la mer jusqu'à Yffiniac, le fin fond de la baie de Saint-Brieuc.

Le long de la vertigineuse descente des Hauts-Chemins, toute une campagne, réservée à l'oignon, verse doucement ses villages parallèles jusqu'aux herbus où étaient disposés autrefois des marais salants.

Sur la droite, débouche le Chemin-Noë, la voie romaine qui, venant de Carhaix, menait à Erquy, Saint-Servan et Corseul.

La bourg d'Yffiniac est disposé de telle sorte qu'on ne sait qui l'emportera, finalement : des petites maisons, secrètes dans leurs courtils comme des fortins, ou de la mer qui après avoir hésité, longtemps, au bas du ciel, s'étale sur les grèves grises de Cesson où les fils de Fragan, au VIe siècle, organisaient déjà des courses de chevaux, s'insinue sous les bois verticaux qui voilent le mamoir idyllique de Saint-Ilan, et contourne enfin une à une les maisons hissées sur leurs jardins comme sur un radeau.

La presqu'île de Hillion ferme l'anse, du côté de l'est. Yffiniac, dans sa cuvette, est encerclé par ies mouvements de terrain vigoureusement soutenus. On a quand même gagné sur la mer, au long des siècles. Certains indices de ce colmatage se décèlent en aval du moulin de la Grève, au nord du bourg, et à Lessonge. Lorsqu'on creuse pour asseoir les fondations d'une maison, l'on trouve à un mètre cinquante des graviers, des coquillages et du sable de grève.

Yffiniac, pour les archéologues, marquerait l'embouchure d'une rivière, l'Ac, que l'on ne connaît plus que sous le nom de rivière du Pont-Saint-Jean. Une digue avait été établie autrefois à l'endroit qui s'appelle encore ferme de l'Écluse. Les seigneurs de Hillion construisirent des barrages contre les marées,et les eaux de la Rue, ainsi que les ruisseaux du Haut-Finiâ, furent drainés. La tradition qui veut qu'à Sainte-Barbe, le couvent des Templiers eût été détruit en une nuit, est conforme à la réalité historique qui montre la hâte avec laquelle les biens de l'ordre furent confisqués, à son profit, par le duc Jean II, en 1303, sans égard pour l'ordonnance et les prétentions du roi de France, Philippe le Bel.

A la fin de l'été, tous les alentours de la grosse bourgade, qui utilise comme grand-rue la route nationale, étincellent de paillettes dorées. Si jadis les paludiers d'Yffiniac étaient aussi réputés que les sauniers de Guérande, quand ils allaient vendre leur sel à Saint-Malo et, par la vieille côte de Saint-Aubin, à Moncontour, ils ont dû céder devant la gabelle et laisser les cristes envahir leurs salines, avec la boue.

Maintenant, ils sont marchands d'oignons. Avec leurs chars à bancs, au siècle dernier, ils s'en allaient très loin troquer leur marchandise. C'était la suschampterie. Ils revenaient pour ce dimanche tiède de novembre, qui rend son humidité comme un pré, et où Yffiniac embaumait de l'odeur des pommés qu'on appelle ici des « choquarts ». Parce qu'ils ont le verbe haut et la riposte facile, les gens des grèves passent pour appartenir à une race à part. Des Scandinaves, a-t-on dit.

La grand-rue était entièrement pavée quand Napoléon III vint visiter triomphalement la Bretagne, en 1858. Pour que les reins impériaux (déjà menacés?) ne ressentissent pas trop les cahots et que le sommeil de la suite ne fût pas troublé, on dépava tout simplement la route.

Une des chapelles d'Yffiniac était jadis consacrée aux Sept-Saints. On ne la connaît plus guère que sous le vocable de chapelle Saint-Laurent, si elle a gardé sept statues de saints, qui ne sont malheureusement pas nos sept pontifes, et que ne lie même aucune affinité

Il y a néanmoins Pabu, qui est saint Tugdual, et Armel, et Cadoc, des Celtes, et contemporains. Mais si l'on admet que les maraîchers d'Yffiniac aient tenu à honorer saint Fiacre, le patron de leur corporation, l'on se demande ce que vient faire ici saint Lubin, patron des hydropiques, des fabricants de chandelles et des déchargeurs de vin des quais de Rouen. Reste saint Laurent, diacre romain, qui fut martyrisé au Ille siècle, mais son culte est très répandu dans la contrée où on l'invoque contre les furoncles. Dès le XVIIe siècle, le sanctuaire était déjà connu sous le nom de chapelle Saint-Laurent, mais le prêtre qui le desservait prenait toujours le titre de chapelain de Saint-Laurent des Sept-Saints, vocable que conserve la vieille fontaine voisine, avec ses sept niches inutiles.

A Saint-René, où vint mourir saint Ronan, qui cherchait vainement aux quatre coins de Bretagne la tranquillité, on laisse la route nationale filer vers Lamballe. Le chemin se rétrécit, sinue, entre des haies épaisses, jusqu'à cette autre fontaine Saint-Laurent dans laquelle on jette des clous, au haut de la côte des Ponts-Neufs.

Le Gouessan, avant de gagner la mer par un défilé ajonneux et encombré de rocs, mais dont une install,a tion électrique a dénaturé le caractère, forme, à sa rencontre avec l'Evran, le large et doux étang des Ponts-Neufs. Les Romains avaient déjà établi une chaussée, qu'en 1240 faisait réparer le duc Jean le Roux, entre la nappe d'eau dormante et la cascade au chant intarissable. En 1397, sur les bords de l'étang, Jean de Bretagne fondait un hôpital.

De beaux arbres ombragent la route qui file d'un trait vers Planguenoual et que l'on appelait le Chemin-Ferré. Dans le fossé, quand on aperçoit les allées bien râtelées du château de la Ville-Gourio, on pouvait remarquer jusqu'en I914, r~gulièrement alignées, les pierres de grand appareil qui servaient d'appui à la chaussée.

L'embranchement, à gauche, mènerait vers Morieux, dont l'église, en partie romane, et le cimetière aux scintillements de coquillages,. sont en vigie sur la baie de Saint-Brieuc. Morieux avait sa fontaine des Sept-Saints, que l'on oublia pour celle de Sainte-Ujane où, le second dimanche de mai, les migraineux allumaient sur la margelle la couronne de petites bougies dont ils s'étaient ceint le front.

De chaque côté de la route, jusqu'à Planguenoual, les landes plates font de maigres pâtures, avec des j anaies et des taillis. Le bourg est banal. On a utilisé, pour l'église neuve, le portail de l'ancienne, d'une belle époque romane, et un bénitier grossièrement sculpté sur lequel les cultivateurs venaient aiguiser leurs faucilles. La voie d'Aleth passait par un village qui s'appelle le Pavé.

Le pays s'élève, insensiblement, et l'on saisit, d'un regard, la composition de ces contrées auxquelles la mer s'imposa, par surprise.

Jusqu'au-dessus des grèves, aux fins d'été, les batteuses font leur bruit de grosse mouche qui se pose, se tait, pour reprendre son vol et bourdonner de plus belle. Les blés coupés, le pays apparaît comme une juxtaposition de monceaux de grain, tassés, parés, comme du dos de la pelle. Vers les pleines terres, dans Je sud, où le sol est plus lourd, plus mouillant, les buissons parallèles se succèdent avec régularité; au bord de la baie, les tertres, à pleine vue, enflent, croulent, menacent de s'effondrer avec leurs bourgs, leurs villages, leurs ajoncs et leurs bruyères. Le soleil cogne là-dessus, attisant les guêpes. Les fermes, seules, des fermes riches, avec leurs toits d'ardoise que Je lichen recouvre d'un si beau jaune d'oeuf battu, s'entourent de quelques ormes dont on érusse les feuilles pour les cochons. Mais cette délicieuse fraîcheur marine qui se répand sous l'air chaud. On domine Pléneuf et le Val-André: des falaises que l'on aurait fouillées, retournées, déblayées pour y chercher un trésor qu'on n'a pas trouvé, comme ce tumulus de la Motte-Meurdel qui, à l'alignement du bourg de Pléneuf, porte une croix de bois.

Dès le second siècle de notre ère, une chrétienté bretonne avait fourni son contingent de martyrs à la persécution de Dioclétien, avec, au premier rang, le diacre Alban que l'on invoque à tue-tête, « ô glorieux Alban! », le premier dimanche de septembre, la veille de la Foire aux Chats, ou aux Chairs, dans le doyenné du canton de Pléneuf.

Saint-Alban qui porte le nom de ce premier martyr reste doyenné, bien que Pléneuf soit le chef-lieu du canton, pour l 'hoimeur, sans doute, d'avoir donné naissance à saint Guillaume Pinchon. La m3.ison natale du grand évêque, Flour d'Aulne, au-dessus de la vallée où coule la Flora, perpendiculairement à la baie, a été remplacée par un oratoire.

Accroupetonnée sur son tertre, la vieille petite église de Saint-Alban reste, avec celle du Vieux-Bourg de Pléhérel, le seul exemplaire d'une architecture particulière aux paroisses de ces cantons marins: pas de tour, pas de clocher, pas de flèche, un campanile double au miljeu du toit. Le choeur, à chevet plat, est éclairé par une très belle verrière du XIVe siècle, d'inspiration anglaise.

Un chemin creusé comme une ravine conduit au vallon assombri d'arbres où des prés entourent le presbytère. Le vocabulaire local donne à ces montées et à ces descentes presque verticales le nom de « source », qui n'évoque sans doute pas le point de naissance des eaux, mais emprunte sa force suggestive au verbe latin « surg~re ». Et sur l'autre versant, où la route se dresse, on retrouve la voie traditionnelle du Tro-Breiz, large, processionnelle. Quand on se retourne pour prendre, dans un regard, le bourg de Saint-Alban, penché, au revers du coteau, comme un panier de fruits, quelle image d'abondance et de sérénité! Le soleil s'attarde, en nappes, sur les rehauts des prés penchants, et si des cloches se mettent à sonner, des cloches jamais entendues, on voudrait que la vie s'arrêtât là, avec le vent dans les arbres.

L'enclos de Saint-Jacques est toujours aussi vide qu'au déclin un peu amer des dimanches. La vieille chapelle abandonnee avec son énigme, ne sert plus au culte, que le dimanche matin, pour une messe « tirée de deux raies », tomme on dit. Le reste du temps, il faut aller chercher la clef dans une ferme en contre-bas, où l'on dérange une femme qui baratte ou prépare la branée de ses gorets. Les historiens ne savent trop qui construisit Saint-Jacques, et les grand-mères répètent •ce que leurs grand-mères leur ont dit: « Ce sont les fées, qui apportaient les pierres dans leur tablier, mais, ayant rencontré le cadavre d'une pie morte, elles ne revinrent plus jamais... » Le carrelage de la chapelle se disloque, le plafond crève, laissant passer les gravats, les ardoises et toutes les pluies; les lambris, les confessionnaux, les autels pourrissent. Sous les arbres de son placître, où le passant est tenté de goûter le· repos, lachapelle devient ruine, dont les archéologues les plus audacieux assurent que, construite plr les Templiers, la disgrâce de ceux-ci en suspendit l'achèvement.

Pourquoi pas? La chapelle est toujours dite de Saint-]acques-du- Temple : un édifice du XIIIe siècle, une nef à chevet droit, un porche inachevé, mais garni intérieurement d'arcades trilobées et de colonnettes à chapiteaux feuillagés, et, ménagée dans l'épaisseur du mur septentrional, une tribune extérieure où l'on accède par le clocher.

Cette histoire des fées que la brutale révélation de la mort décourage et détourne de l'oeuvre entreprise, est très répandue en Bretagne, et on l'applique même, tout particulièrement, aux routes qui furent tracées et construites par les Romains, et dont ne subsistent plus que des tronçons. La légende fut recueillie, dès le moyen âge, dans le Rom.an d'Aquin, un poème épique que l'on attribue aux miines de Dol.

La femme d'Ohès le vieil barbé

... fist fere un grant chemin ferré
Par où alast à Paris la cité...

C'était à Quarahès (Carhaix), et le chemin était lancé sur plus de vingt lieues quand la dame

... Ot ung merle mort trouvé
De l'un main en l'autre l'a tourné et viré;
Lors a la damme ung soupir gecté :
Que ysect secle n'est tout que vanité...

Elle s'en fut demander à un clerc si l'on pouvait mourir sans avoir été tué et sur sa réponse affirmative, devant la certitude que sa richesse et sa puissance ne la préserveraient pas plus de la mort que l'oiseau, elle conclut:

Ja ne sera par moy le chemin achevé,
Moult me repens don g'y ay tant oupvré.

Le chemin que nous allons suivre n'a jamais permis d'hésitation aux savants: sa dénomination, le Chemin-Chaussée, le classe d'autorité, avec l'Estrat (Via strata) et le Chemin-Ferré, parmi les voies antiques. C'est le limite calciato des chroniques, et entre Montbran et Matignon, nous rencontrerons un village qui s'appelle encore la Chaussée. Les verdures le pressent de toutes parts, haies, buissons et vergers. Qu'une averse rafraîchisse tout juste l'air, c'est un délice. La terre dégage une odeur de farine mouillée, pendant que les poules quittent les tas de bale et de paille où elles dégrattent pour aller se poudrer sous des bouquets de sureaux, et leurs crêtes rouges se mêlent aux derniers coquelicots.

Nul n'est prophète dans son pays, et il semble bien qu'en ces parages, Guillaume Pinchon, adolescent, n'en a peiS plus imposé qu'un quelconque petit clerc, qu'un « prêtochet )}, à des familles qui comptaient tant de messieurs-prêtres dans leur parenté.

Et séminariste en vacances, même quand il étudiait à Paris, il restait pour tout le monde le petit Guillaume, le p'tit Glaoume de Flour d'Aoulne.

Un jour qu'il faisait une tournée d'affaires pour son évêque, il se laissa surprendre par la nuit comme il était encore à une bonne lieue de Saint-Alban. Harassé, il se résigna à demander asile au prochain village. C'était le Chemin-Chaussée. Il entra dans une auberge et, pendant qu'il soupait, ne prêta guère attention à la fille de la maison qui trouvait, elle, le jeune voyageur fort gracieux. Si bien que, dans la nuit, elle alla le réveiller. Mais Guillaume, insensible aux roucoulements et aux larmes de la pécore, ne s'indigna pas autrement. Il lui fit un sermon en trois points, et en lui abandonnant la chambre pour aller dormir dans un galetas, évita que la fille eût à souffrir d'un scandale.

Beaucoup plus tard, alors qu'évêque il faisait toutes ses tournées à pied et ne prenait d'argent, dans sa bougette, que pour des aumônes, il revenait de visiter la parenté de sa mère, à Pleurtuit, quand il s'arrêta de nouveau au Chemin-Chaussée.

Le lendemain matin, à la façon des pèlerins et des moines errants, Mgr Pinchon crut pouvoir payer son hôte avec des bénédictions et des promesses de prières. Hé, là! comme dit Albert le Grand, dans sa Vie des Saints de la Bretagne Armorique, « cet hoste envers qui telle monnoye n'avoit point de cours se mit et colère, le chassa de sa maison avec injures et paroles outrageantes et, pour son pauvre écot, retint son bréviaire ».

Guillaume, désolé, reprit son chemin. La première maison, au bord de la route, était l'Hôtellerie, le manoir de la famille Abraham. Ces petits gentilshommes se montrèrent pleins de révérence et de sollicitude pour leur évêque, et ils remirent à saint Guillaume de quoi dégager son bréviaire.

Après avoir compté l'argent dans la paume du rapace aubergiste, le prélat, serrant sous son coude le précieux vélin, retrouva l'âpreté des Saint-Albaniers. Malgré sa mansuétude et son esprit évangélique, il se serait retourné pour maudire le village: « Chemin-Chaussée, tant qu'on te relèvera d'un côté, tu t'écrouleras de l'autre... »

C'est pourquoi, assure la tradition, l'on a été obligé de laisser à l'état de délabres les maisons de cet ancien centre de juridictions féodales et de construire tout contre le bourg de la Bouillie. Encore le Chemin-Chaussée n'a-t-il pu même préserver ses ruines, linteaux armoriés, portes, fenêtres et cheminées sculptés ayant été pillés par les brocanteurs.

L'Hôtellerie-Abraham a perdu, au début du siècle, son porche à double porte, mais une croix, au faîte d'un pignon, marque l'emplacement de la grange où saint Guillaume acceptait l'hospitalité.

La Goublaye, où la vieille famille de ce nom tenait la sergentise féodée de Penthièvre pour la paroisse d'Erquy, n'est plus, entre l'Hôtellerie et le Chemin-Chaussée, qu'une ferme à porte ogivale, en retrait de la route au bord de laquelle le socle de l'altière Crojx-Périgault est timbré de l'écu fretté qu'avec des couleurs différentes, partageaient les la Goublaye et les la Motte-Rouge.

Peu après la Bowllie, émerge, d'un fouillis d'arbres, une tour qui fait penser à un phare des pleines terres. Dans les dépendances du petit château, reconstruit au XVIe, de la Ville-Téhart, un hobereau, qui s'ennuyait, la fit bâtir, au siècle dernier, pour essayer de découvrir Jersey a 11 bout de sa longue-vue.

Des troupeaux d'oies encombrent encore les routes, dans ces campagnes où des mares verdissent sous les saules creux. Des jars feulants les conduisent, une plume en travers des narines. A SaintAlban, le premier lundi de septembre, et à Montbran, le jour de la Sainte-Croix, se tiennent les foires où se fixent les apprécis des oies qui, jadis., prenaient autant d'importance dans la vie agricole des paroisses du pays de Lamballe que dans les provinces du Sud-Ouest.

« Fusmes tous haubergez et logez en l'Ospitail ou quel de présent est usaige de loger les pèlerins... » « Est l'ospital de Sainct Jehan que l'on appelle l'Enfermerie, ouquel povres et riches sont noblement gouvernés quand ils sont malades... »

Les relations des pèlerins, au moyen âge, nous renseignent avec précision sur le rôle des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et la destination des établissements qu'ils tenaient au bord des grandroutes.

Nous voici à un endroit où était situé, sans aucun doute, « ung hauberge commun pour hauberger pèlerins et aultres gens trespassans ». D'un côté de la route, le village de Saint-Jean, de l'autre un lieu dit l'Hôpital et, après une croisée de chemins, le moulin de Saint-Jean, puis la chapelle Saint-Jean, d'où l'on découvre un immense tournoiement de collines au centre desquelles, sur un tertre isolé, la ruine du donjon polygonal des Templiers de Montbran s'emmantèle de lierre. Un des plus vénérables modèles de maçonnerie militaire, elle domine la courbe décrite par le Frémur dans des prairies étroites où, de temps à autre, rêvasse un héron.

L'agglomération n'est qu'un écart de la paroisse de Pléboulle, mais chaque année s'y tient, le I4 septembre, une foire qui durait jadis dix jours et qui concentrait tous les négoces de la région. Aujourd'hui, on y amène encore les poulains et les oies.

Dans le fond d'une petite vallée, au bas de l'autre versant, patauge une chapelle connue toujours sous le nom de Notre -Dame- du- Temple, bien qu'elle eût été reconstruite, au xve siècle, par Pierre du Guesclin, seigneur de Plancoët et de Montbran, qui fit sculpter au pignon occidental l'aigle bicéphale que l'oncle connétable avait illustrée.

Le site de Matignon paraît escarpé quand on l'aborde du côté des terres. Si, au-delà de l'église, d'énormes mottes, plantées d'arbres, marquent l'emplacement de l'ancien château, on chercherait, en vain, dans cette « petite ville » de « grand renom », la trace du château des comtes de Matignon. Très tôt, dès le XIIe siècle, par le mariage de Damète; dame de Matignon, ceux-ci s'étaient fondus dans la famille de Goyon, des paladins « occiseurs de Normands », dont le nid de mouettes, que les architectes de Vauban, en le rajeunissant, rebaptisèrent sous le nom de Fort-Ia-Iatte, est posé sur un rocher entre la baie de la Fresnaye, brumeuse comme un fjord, et les falaises incendiées de bruyères du Cap Fréhel. Au XVIIIe siècle les GoyonMatignon allèrent, à l'autre bout de la France, sur un autre rocher, s'allier aux Grimaldi-Monaco.

En sortant de Matignon, nous passons près de la Ronxière, aux jolies tourelles, et la route va traverser le village de l'Hôpital. Contre une colline preche, bien close dans ses murs et gardée par de curieux lions de pierre, la gentilhommière de Beaulieu tient encore son rang. Dans cette zone, entre Saint-Cast et Saint-Potan, autant de terres nobles que de fermes à la lourde tourelle et au colombier croulant, mais Galinée, fort de la gloire des des Cognets et des de Bréhand, les Écrasait de son dôme. « Haut comme le dôme de Galinée », disait-on en manière de proverbe avant qu'un incendie n'en détruisît les pavillons du XVIIe, à haut-comble.

En la saison des meules neuves, tout porte à la sérénité dans cette campagne aux emblaves couleur de sable râtelé et aux vergers touffus, mais que l'élir marin ventile, car nous arrivons à la trouée du Guildo où, sur la tangue et les marais, se mélangent eau douce et eau salée.

Le val d'Arguenon, l'embouchure de la rivière, au joli nom celtique, qui, par Jugon et Plancoët, servait de frontière au Penthièvre. Le château du Val, brûlé par les Anglais en 1758, n'a gardé qu'une aile des bâtiments que construisit Amaury Gouyon, baron de la Moussaye, pour son fils Charles dont l'amour de la douce Claude du Chastel fit un farouche huguenot. Quand la déroute d'Angers le con- . traignit à fuir vers les îles anglaises, en 1585, c'est dans cette retraite bucolique que le prince de Condé trouva un asile; deux ans plus tard, Claude du Chastel devait y mourir, seule, pendant un voyage de son époux; c'est au Val, encore, qu'Armand de Chateaubriand, le « courrier des Princes », passa son enfance, et son cousin FrançoisRené qui, au rays de Plancoët, venait se libérer du romantique ennui de Combourg, y partagea souvent ses jeux.

La mauve vole sur la vague...

Tout nous parle ici de poésie, mais surtout d'un poète, que l'on a appelé, à cause de sa pureté et de sa religiosité, la Muse blanche de l'Arguenon. Hippolyte Michel de la Morvonnais dans ce pays de marnes et d'eaux lourdes fut une sorte de Francis Jammes avant la lettre, et Francis Jammes l'a bien connu, qui lui a emprunté la forme et le procédé de ses Géorgiques chrétiennes. Il avait appartenu à cette « famille des âmes » à laquelle présidait Féli de Lamennais et il fut de ceux que le malheureux accommunia pour sa dernière messe de Pâques. A la Chesnaye, il se lia avec Maurice de Guérin qui accepta son hospitalité quand la dissolution de l'école Saint-Pierre le laissa désemparé, si loin de son pays.

Et si Maurice de Guérin n'avait pas vécu au Guildo, dans ce château du Val qui commande à un paysage de mer prestigieux, avec son parc dessiné sur les contours de la côte, des Pierres Sonnantes à la Pointe à l'Anglais, il n'eût pas acquis ce sens mythique de la nature auquel nous devons le Centaure et la Bacchante. Ses promenades à la baie de Quatre-Vaux, à la Roche-Allain, à l'anse des Dames, aux trois sources saumâtres de la Fontaine à Madame, à la Grotte à la Fée, à la Vallée-aux-Chênes lui ont donné cette conception si particulière de l'anthropomorphisme et du panthéisme, et l'art d'en dégager les puissances naturelles primitives avec une telle force de suggestion.

Hippolyte de la Morvonnais, qui bâtissait toujours ses rêves, voulut, hanté par le fouriérisme et le saint-simonisme, créer le phalanstère idéal, dans sa Thébaïde des grèves,' des campagnes si écartées de la paroisse que l'on comptait « plus de cinquante échaliers entre la Croix-aux-Merles et Saint-Potan)}, mettons plus de huit kilomètres.

Il créa une commune et une paroisse, et la première pierre de l'église de Notre-Dame de l'Arguenon, devenue depuis Notre-Dame du Guildo, fut posée le 26 février 1848, le jour où la République était proclamée en France.

On a gardé de touchants usages au Guildo, comme de charger le cercueil, à la levée du corps, de petites croix de laurier que l'on déposera, au passage, sur le socle des croix-chemins. A Plestan, dans l'intérieur des terres, ce sont de petites croix de bois qui, à longueur d'année, grossissent ainsi leur gerbe au pied des calvaires.

C'est en 1864 qu'un pont léger comme les fils de la Vierge relia les deux rives de l'Arguenon, à son embouchure. Jusque-là la route, de part et d'autre des vases ou de la rivière gonflée par le flot, était brutalement interrompue. Du gué, qui a pu donner son nom au village, plus de traces. Un dicton local assure : « A la morte-eau, ni gué ni mé. » Si l'on était assez avare de ses pas pour ne pas prendre le tour par Plancoët, il fallait attendre, avec cette patience qui fait les saints, que parût le saint Christophe du coin. Un bonhomme fort et tortu, mais maugracieux au possible qui, pour deux sous, vous chargeait sur son dos et, pestant, maugréant, vous ballottait en pataugeant. Il se délestait de sa charge de l'autre côté, et l'on était quitte, mais si vous arriviez un jour de ribote, ça ne l'embarrassait pas de vous jeter à la baille, d'un coup d'épaule, et de vous laisser vous débrouiller tout seul.

Autrement, à mer haute, il fallait recourir à la passagère, un bac: répugnant et pourrissant, où l'on entassait pêle-mêle gens, bêtes, charrettes et chars à bancs. Les quelques habitants du village marin s'habituaient à être réveillés pendant les nuits d'hiver par une voix qui criait: « Hé! du bateau! » Et jls savaient qu'il faùdrait un certain temps dans la nuit de gel ou de brume pour percevoir la réponse: « Combien y a-t-il à gagner? » Si l'offre était satisfaisante, le passeur jetait l'injonction: « Embarque à la Dinanmase... »

Cri qui fit frissonner des générations dans leurs linceuls, en faisant de l'estuaire un Styx que devaient traverser les âmes des morts groupées sous les ruines du vieux château; cri qui résuma la destinée du dernier passeur, Marc Bacquemin, qui mourut, vers 1885, en le jetant de sa voix qu'il avait gardée forte, à quatre-vingt-dix ans: « Embarque à la Dinanmase... »

Sa soeur le suppléait, la Thurote, si laide, si affreusement laide qu'on l'appelait par antiphrase la Belle, et comme elle ne s'était jamais regardée dans une glace, elle passa sa vie convaincue de sa grâce et de son charme irrésistibles.

Où le Guildo connaissait une animation pittoresque, c'étaient les jours des grandes foires, la Montbran, pour la Sainte-Croix de septembre, ou la Ploubalay, le 2I septembre.

Sur chaque rive, en attendant que le gué permît le passage; les chevaux hennissaient, les vaches meuglaient, les oies cacardaient et les moutons houl~ient et bêlaient, ces moutons que les gamins avaient tant de peine à décider jusqu'à ce que l'un reprît l'initiative des moutons de Panurge. Les charrettes grinçaient, craquaient, pleines de piaillements de femmes, de clangueurs d'oies, de remuements de poteries, en descendant dans le lit de la rivière, mais la clameur était dominée par les appels des passeurs d'occasion qui, pour ce grand jour, étaient venus de partout.

Le Guildo avait, aussi, le lendemain de la Quasimodo, sa foire de Guibray. Un nom pompeux. Elle se tenait entre le château et le couvent des Carmes, au Haut-du-Bois. Mais quelle « faillie » foire! Vers onze heures, de la rive gauche, on voyait deux ou trois vaches et cinq ou six moutons que des paysans, pas très fiers, rassemblaient. On disait, sans dédain ni passion: « V'là la foire qui se noue. » Mais dès midi, tout était fini, tout était défaïré...

Depuis que sur l'ordre de Richelieu, il fut démantelé, le vieux château, dont un cadet de Bretagne, Gilles, fit, au xve siècle, sa résidence préférée, et dont la cour intérieure est semée en blé, croule, parmi les galets d'une crique retirée, comme les cabanes des vieux douaniers. Dès I680, il était ainsi décrit: « Le château et place forte du Guildo consistant en six grosses tours (la Plus ancienne s'appelait la tour Plovinec) ceinturées de murailles, deux corps de logis, l'un desquels et partie des dites tours sont présentement ruineuses, douves, ponts-levis, esprons sur lesquels il y a présentement deux petits j ardins, déports et issues.... »

En I3I5, il n'était qu'un fief réservé aux juveigneurs de Montafilant, et la limite de ses droits seigneuriaux était marquée, dans la rivière, par le petit rocher de l'Arguenon et, entre les Ébihens et la pointe du Bay, en Saint-Cast par la laisse de basse mer que jalonnaient les îlots de Grosse-Roche, Petite-Roche, la Colombière et les Oitellières.

Après la mort de saint Mélar, Conomorre (I) s'était retiré dans le premier château, la Ferté, qui s'élevait entre l'Arguenon et le Guébriant, et dont l'emplacement est marqué ·par une ancienne chapelle, incorporée à des bâtiments agricoles.

I. D'autres historiens, avec Grégoire de Tours, appellent Conobre (Canao ber) le chef vannetais qui aida Chramne dans la lutte contre son père Clotaire.

C'est là, si l'on en croit Grégoire de Tours, que Chramne, poursuivi par son père Clotaire Ier, vint mourir atrocement. Chramnes, sic dictus quia crematus est inter Corsilium et mare. Entre Corseul et la mer... Il fut étendu sur un banc, étranglé avec un mouchoir, et carbonisé avec sa femme et ses filles.

Quand Jean de Montfort voulut gagner l'Angleterre pour demander des renforts, pendant la guerre de Succession, il embarqua au Guildo.

Dans la partie ouest du château, on voit encore le vaste foyer où le prince Gilles se chauffait à cheval devant des troncs de chêne, pendant que rôtissaient des boeufs entiers.

Jean V avait laissé trois fils, François, Pierre et Gilles. Duc de Bretagne, en 1442, sous le titre de François 1er, l'aîné de ces trois princes voulut mener une politique plus nette que son père, en tenant tête aux grandes puissances, surtout à l'Angleterre.

Gilles qui, avec toute une petite cour, s'était retiré au Guildo, propriété de la riche héritière qu'il avait enlevée, Françoise de Dinan, estimait avoir autant de droits que son frère aîné sur le trône de Bretagne. Son ambition allait le mener aussi sûrement à sa perte que la cruauté du duc, car il eut le tort, pour venir à bout de son dessein, de s'appuyer sur l'alliance anglaise. Il avait, d'ailleurs, été élevé à la cour de Londres. François ne pardonna pas à son cadet d'avoir voulu lui disputer sa couronne. Aidé par les prétendants à la main de Françoise de Dinan que le coup d'audace de Gilles avait évincés, et associant les Français à sa procédure en trahison, le duc fit arrêter Gilles de Bretagne au Guildo. Après l'avoir tenu très longtemps captif et sans nourriture, à Dinan, Moncontour, Touffou, il le fit étouffer par ses sicaires, dans un cachot du château de la Hardouinais, près de Merdrignac. Françoise de Dinan, qui devait se remarier deux fois et devenir la gouvernante d'Anne de Bretagne, n'éleva pas une supplication en faveur de son fantasque époux.

Les Anglais allaient revenir dans la contrée, et en conquérants.

Le 7 septembre 1758, messire Félin, chanoine de la collégiale Notre-Dame de Matignon, s'en allait préparer la fête de la Nativité de la Vierge dans la chapelle de Sainte-Brigitte, une chapelle rurale fort ancienne, et où persiste une légende très proche de celle de la cane qui avait laissé son nom au vieux Montfort. A l'instant où le navire qui la portait avec ses douze enfants allait sombrer, une princesse invoqua sainte Brigitte. La mer s'apaisa, mais la princesse et ses enfants avaient été métamorphosés pour leur permettre d'obtenir pardon de leurs péchés, et tout au long de la pénitence, le jour des Rogations, une cane suivie de ses douze canetons entrait, chaque année, dans la chapelle.

Sainte Brigitte était invoquée par les nourrices, mais le sculpteur n'avait pas fait de sa statue une image de grâce et de beauté, si bien qu'une femme s'écria un jour :
- Ah! la vilaine sainte, je ne voudrais pas l'embrasser pour tout l'or du monde!

A l'instant, elle fut bien punie : sa tête vira bord pour bord.

Il ne faut pas badiner avec nos vieux saints de bois. Demandez à Dom P..., abbé cistercien. Mobilisé à Loudéac, pendant la guerre de I9I4, il allait prier, dans un minuscule oratoire, saint Cado, qui ne fait qu'un avec saint Cast, entre parenthèses. Il se laissa distraire un jour de son oraison pour gloser en son for sur l'imperfection de l'effigie:
- Mon pauvre saint Cado, quand même, es-tu vilain!

Il n'avait pas achevé de formuler sa critique qu'une énorme fluxion lui déformait le visage, et il dut supplier saint Cado de lever la punition.

Mais revenons à messire Félin. Celui-ci avait accepté l'invitation à déjeuner des moineS de Saint-Jacut, mais quand, après avoir passé le gué de l'Arguenon et traversé les grèves, il aborda l'Isle, il la trouva pleine de soldats anglais.

Trop tard pour faire demi-tour. Les Anglais, heureux d'avoir capturé un papiste, ne trouvèrent rien de plus ignominieux que de le hisser sur le bourricot d'un pêcheur, la tête tournée vers la queue qu'il lui fallait bien tenir à pleines mains pour ne pas tomber, et ils le promenèrent ainsi dans tout le bourg.

Pendant ce temps, un bourgeois de Matignon, Rioust des Villes-Audrains, faisait sonner la cône dans le pays, la corne dont se servent encore les terreneuvas, dans les brumes du Banc, et qui n'est qu'un énorme coquillage, le bulot, dont on a enlevé la pointe.

Le 8, après la messe de huit heures, Rioust avait pu, sur la place de la Colombière, à Matignon, près des Halles, rassembler cinquante hommes; à l'Hôpital, il en reçoit une dizaine, et de Saint-Potan et du Guildo, il vint assez de gars décidés pour compléter la centaine. Il y avait des Rouxel, des Coupé, des Rebillard, les noms qu'on trouve encore sur les registres paroissiaux. Un Lamballais, Gallot, était renommé comme bon tireur. Il ne résista pas à l'envie de faire un carton, et comme le 'prince de Galles, le futur George III, alors âgé de vingt ans, avait collé le nez à une fenêtre du couvent des Carmes pour examiner la situation, la vitre éclata, et la balle de Gallot rasa au plus juste le sommet du crâne de l'altesse royale qui n'en voulut pas savoir davantage et repartit tout de suite pour l'Angleterre.

George n'assista donc pas à cette bataille de Saint-Cast où les milices gardes-côtes, les corps de volontaires et les troupes amenées par le duc d'Aiguillon rej etèrent à la mer les troupes anglaises, Entre l'Arguenon et la Rance, nous sommes dans la vieille vicomté de Poudouvre, juveignerie de la puissante maison de Dinan. Au spirituel, l'abbaye de Landouar, installée sur la mince presqu'île de Saint-Jacut, y régnait.

C'est aux moines, d'ailleurs, que l'on doit la chaussée qui a rompu l'insularité de Saint-Jacut que des aires de vase moutonneuse entourent. Le moine, qui, pour avoir fondé l'abbaye, lui donna son nom, était le fils de Fragan et de Gwenn, les premiers colons bretons du pays où saint Brieuc se fixerait, et le frère de saint Guénolé.

Le 3 juin I727, mourut, à l'abbaye, Dom Guy Alexis Lobineau.

Bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur il publia en I707, une Histoire de Bretagne et en I725 les Vies des Saints de Bretagne. Dans le jardin de la communauté qui, depuis la Révolution, a remplacé le monastère, on a retrouve son cercueil qui a été transporté dans le cimetière paroissial.

A l'embranchement des routes de Saint-Malo et de Plancoët, dans la paroisse de Trégon, l'on domine une baie que lamer ne recouvre entièrement qu'aux grandes marées. Elle vient alors baigner les champs, sous le petit château de Beaussais. Au-delà, se disperse un système insulaire, avec la Tour des Ebihens, construite, en I697, par la contribution de tous les marins qui abandonnaient un lot de maquereaux sur leur pêche. Derrière ces écueils, Ago, la Grande Roche, la Petite Roche, les Haches, ce fut le donjon contre lequel s'appuyait la défense de la côte. On peut y accéder à pied, quand la mer se retire, à travers les sables embués et les verdières où joue toute la gamme des végétations sous-marines.

Mais quand, dans la lumière vibrante, on essaie de déchiffrer, à revers, la topographie de cette côte qui se déroule entre le Cap Fréhel et Saint-Malo, que de noms saints! Et comment ne pas s'attendrir de la parenté naturelle ou spirituelle de ces pieux personnages rassemblés sur le littoral domnonéen.

Saint Cast, saint Jacut, saint Cieux, saint Briac, saint Lunaire, saint Enogat, saint Malo: sept frères, bien sûr, qui vinrent de Grande-Bretagne pour prêcher la religion, et que l'on ne peut que citer dans l'ordre où se succèdent sur la carte les paroisses qui ont gardé leurs noms.

Mais si saint Jacut et ses frères, Guéthenoc et Guénolé, étudièrent sous saint Budoc, qui nous a laissé dans l'île Lavret, près de Bréhat, le plan suggestif d'un des premiers établissements cénobitiques de Petite-Bretagne, on peut assurer seulement que Saint Cast fut le disciple de Saint Jacut.

Le bourg de Ploubalay ne présente à son tour qu'une particularité d'ordre hagiographique. La tradition a toujours évoqué, en effet, ces « saints de Ploubalâ, qui rient sans savoir pourquoi... » On n'a pas encore, que je sache, dressé la liste de ces saints optimistes, mais évidemment l'on ne peut être janséniste dans ce pays que les apports marins ont engraissé comme un bétail.

Ils n'étaient pas toujours commodes, pourtant, les vieux habitants de Ploubalay! Les recteurs des environs avaient été obligés d'adopter une sonnerie spéciale pour avertir leurs paroissiens de ramasser filles et bêtes quand les « Ploubalâ » couraient les chemins. Un seul a trouvé grâce devant l'opinion publique: ce Jean qui, avec sa bande de mauvais garçons, est interpellé par un cavalier devant la Ville-Guériff. L'homme demandait le plus court chemin pour atteindre l'abbaye de Saint-Jacut. Les chenapans se jettent sur le voyageur, l'assomment, le dévalisent et le laissent pour mort, mais Jean, se souvenant à temps de la parabole du Bon Samaritain, ranime le blessé, qui n'était autre que le grand-maître des Templiers, et il l'accompagnera jusqu'à Montbran pour passer le reste de ses jours dans la pénitence.

Les pèlerins, jadis, après avoir salué l'humble église romane de Trégon, ne montaient pas jusqu'à Beaussais, pour longer le fond de la baie de Saint-Jacut. Ils s'enfonçaient droit dans les terres, par la Lande, pour gagner le village de Saint-Jean et descendre jusqu'à la Ville-Bague, en Ploubalay, où sont encore visibles des traces de la voie romaine.

Par la Ruais et le Pont-ès-Omnès, ils atteignaient la route actuelle de Ploubalay à Pleurtuit. Une croix, dite des Maladries, marque, à l'entrée de Pleurtuit, l'emplacement d'un lieu d'asile, et dans l'ancienne église un autel était consacré à saint Guillaume Pinchon, sa mère, Jeanne Fortin, étant originaire de la paroisse.

Dans ce fief des Pontbriand, dont le château, saccagé par les Ligueurs et les vandales de la Révolution, a laissé des ruines imposantes à 500 mètres du bourg de Ploubalay, les pèlerins du Tro-Breiz suivaient les vieux petits chemins embaumés de chèvrefeuille qui conduisent du village des Forges à Jouvente, où le passeur leur permettait de traverser la Rance rétrécie. De ce côté-ci, le bourg de la Richardais et le château de Mont-Marin; en face, la pointe de la Briantais, et son beau parc. Ils n'allaient pas chercher Saint-Malo par Dinard.

Quand dans la ville des corsaires on parle de Dinard, on dit, aujourd'hui encore: « De l'autre bord de l'eau. » Ce Dinard, exposé au soleil levant avec ses fleurs de serre et ses arbres de luxe, ses villas et ses palaces, n'était, jusqu'au XIXe siècle, qu'un village de pêcheurs, dépendant de Saint-Énogat. Pour gagner le Clos-Poulet, et Saint-Servan, et Saint-Malo, on ne montait pas si haut.

Une chapelle frairienne, dédiée à saint Antoine, précède d'un kilomètre le passage de Jouvente.

Il n'y a plus d'ermites, sur les îlots de la Rance, que notre appel pût attirer, si un bac assure toujours le transbordement. Oh! D'aucuns préféreront, tout prosaïquement, aller prendre la vedette à Dinard, en suivant les bords de la Rance, auxquels des villages fleuris, des bois harmonieux, assurent un tel privilège d'aristocratie touristique.

Hier encore, une des merveilles du monde nous était révélée, à Dinard : la vue de Saint-Malo et de son architecture catégorique, sous ces éclairages que réservent les ciels maritimes.

Mais il n'y a plus de Saint-Malo. Seulement des pans de muraille et des amoncellements de cailloux noircis dans la boîte des remparts. Du lointain Saint-Cast ou des derniers tournants de la Rance, on ne voit plus ce clocher, brillant comme une coquille de solen, où les terreneuvas, de la haute mer, lisaient l'heure de l'arrachement ou des ivresses du retour. Il n'avait rien d'historique, ce clocher, qu'un curé sollicita de la générosité de Napoléon III, dans le brouhaha d'une fin de banquet officiel. Il était inséparable, néanmoins, du décor d'architectures historiques que des siècles et des siècles de gloire et de profits avaient dressé sur une pointe de roc : il assurait, il complétait vers le soleil, vers le ciel où l'air bruit, le lourd effort vertical d'une cité concentrée.

Malgré les agencements de l'urbanisme, Saint-Malo conservait les réflexes de sa lointaine insularité. Comme tant d'autres de ces fragments détachés de la côte, tout au long du littoral breton, et qui ne découvrent complètement qu'aux grandes marées, le rocher où s'implantèrent les premiers éléments de Saint-Malo, n'était relié au continent que par un « sillon », un banc de sable jonché de galets. Des navires, bien sûr, et en grand nombre, pouvaient venir s'échouer, à basse mer, sur l'immense marais qui servait de port. Admirablement défendu par ces redoutes et ces redans naturels que représentaient tous les écueils disposés au large, bien abrité, et des fantaisies de la mer, et des surprises d'un ennemi, quel nid pour des oiseaux de tempête, avides de se jeter dans de longues aventures et d'amasser le produit de leurs expéditions. Retranchés derrière des cordons de récifs et une enceinte de murailles qui festonnait les contours de leur rocher, les Malouins se sentirent vite une humeur indépendante. « Ce petit peuple », a dit d'eux Flaubert, pour les avoir fréquentés quelques jours, mais, tout au long de leur chronique, commerçants et marins de la ville murée ont montré qu'ils ne se laissaient pas facilement entraîner dans les affaires des terriens. Ils ne prenaient parti qu'à bon escient et se déclaraient prêts à se désolidariser des autres Bretons, pour se recommander du pape ou du roi de France, sinon pour s'ériger en république indépendante, comme ils le firent pendant les chamailleries des guerres de Religion.

Même sous les grandes invasions du tourisme et du négoce, SaintMalo avait gardé l'aspect d'une ville libre. On y rappelait, avec de gros rires, que si ses capitaines pouvaient conduire leurs équipages partout, personne ne pouvait se vanter d'avoir conquis la citadelle navale dont la vieille devise ne manquait pas d'humour : « Cave canem, prends garde au chien! » Tant d'assauts s'étaient rompus contre les vieux remparts dégradés, avec leurs grosses pierres assemblées à la diable. Dix sièges en six siècles! Comme on s'obstine à ne pas chercher de dégagement hors des murs, à empiler l'humanité le long de ces fosses étroites et profondes qui de rues sont devenues des ruelles, on renforce par des rajoutures constantes, sans gagner un centimètre, les antiques défenses. Au XVIIe, Vauban a consolidé le bloc des remparts, multiplié les échauguettes, les éperons, les bastions, les demi-lunes, équipé l'archipel avancé. Le 29 novembre I693, sir John Benbow, qui a amené une escadre imposante, devant ce Saint-Malo aussi irritant qu'un « nid de guêpes », puisque ses corsaires infestent les mers où circulent les convois commerciaux de sa gracieuse majesté, se félicite d'avoir trouvé le moyen de venir à bout de ces tracassiers. C'était un dimanche soir, à sept heures et demie, une heure bien noire en cette saison. Les Malouins commençaient de « souper », quand un guetteur signala un étrange navire aux voiles sombres qui se dirigeait vers la poudrière, la tour Bidouane. Le vent favorable le poussait droit, mais, comme la mer commençait à perdre, il ne put atteindre la muraille, et coula par le travers du Grand-Bey et du Fort Royal, sur les Rochers Malo. Les sentinelles crient, tirent, canonnent, quand, du vaisseau mystérieux, fusent des gerbes de feu et part plus de bruit que d'un volcan en éruption.

On en trembla jusqu'à Alençon et jusqu'à La Flèche; dans SaintMalo, chacun crut que c'était sa propre maison qui sautait.

A la vérité, il s'agissait d'une « machine infernale » dont on avait cru l'effet irrésistible. Une frégate de 23 canons, qui portait, entre ses ponts maçonnés, six cents bombes carnassières, des lits de barils de poudre et de grenades, toute une ferrajlle d'armes blanches, de vieux canons, de cabestans, de tronçons de mâts, de grappins et de pointes à crochets, et on l'avait minutieusement bourrée de pétrole, de soufre, de nitre, de camphre, d'ammoniaque et d'esprit-de-vin. Le feu devait se communiquer à cette titanesque boîte à mitraille par des charretées de copeaux soufrés et d'allumettes de résine que l'explosion répandrait en pluie de feu sur la ville.

Il n'en alla, heureusement, que comme d'une pièce d'artifice un peu bruyante, et les Malouins, fort civilement, purent mander par lettre à l'amiral anglais qu'il n'avait fait qu'une -victime: un malheureux chat sur une gouttière!

Hélas! On ne brave pas toujours le destin. Saint-Malo, en 1944, a été la proie de tous les feux du ciel et de la terre. Les armées modernes, par la bombe et l'incendie, ont eu raison de la ville si longtemps préservée, si bien conservée. Quel silence, quel abandon, règnent aujourd'hui entre ces quartiers démantelés où fourmillait naguère une telle animation, mais par ce nivellement funèbre on prend notion des stades ' successifs au hasard desquels la ville avait acquis sa forme définitive, si exaltante dans son miracle de cohésion.

Aaron avait, autour de son ermitage, fondé un petit monastère où il accueillit le Cambrien Malo qui devait être sacré évêque d'Aleth, la cité gallo-romaine sur l'emplacement de laquelle s'est développé Saint-Servan. Après des chicanes avec ses diocésains, Malo s'en alla mourir en Saintonge, mais à la fin du vue siècle ses reliques furent ramenées triomphalement dans le monastère qui reçut peu après le nom de Saint-Malo.

Au lendemain des invasions normandes, l'abbaye de Marmoutier y avait établi un prieuré, et, les pirates faisant des incursions fréquentes, les habitants d'Aleth s'habituèrent à chercher sur l'îlot un retranchement plus facile à défendre que leur cité. D'aucuns s'y installèrent définitivement et, vers II52, l'évêque d'Aleth, Jean de Châtillon, y transféra lui-même son siège épiscopal. Saint-Malo, au détriment d'Aleth, devenait une ville. Considéré comme le fondateur, un juste tribut de reconnaissance fut toujours rendu à ta mémoire de Jean de Châtillon, et la grille luxueuse dont on entoura son tombeau lui valut, dans le commun, l'appellation familière et tendre de Jean de la Grille.

Saint-Malo attira vite un grand afflux de population. Sur ses seize hectares de recaille, il est sacré terre d'asile. Les criminels, les débiteurs insolvables et les proscrits politiques sont assurés, dès le XIIe siècle, d'y trouver une franchise totale, et ce droit ne fut supprimé que par une ordonnance du roi' François 1er en I539.

Jusqu'au début du XVIIIe siècle, le périmètre de l'enceinte primitive passait en deçà de deux quartiers gagnés sur la mer: la rue SaintVincent, au nord-est, et la rue de Toulouse, au sud. Pour un premier accroissement, Garengeau, l'élève de Vauban, combla l'anse de Mer Bonne entre la Grand'Porte et le château que la duchesse Anne avait fait édifier contre les Malouins indisciplinés comme son père François II en I475 avait fait élever la tour de la Générale; en I7I4 et en I72I, on s'étendit, vers l'avant-port actuel, à hauteur de la porte de Dinan, et on relia le bastion Saint-Louis à la Grand'Porte par une courtine rectiligne, puis on ménagea, en déplaçant la porte Saint-Thomas, un terrain où établir le tir de Papegault. Au milieu du XIXe siècle, enfin, on rectifia la courtine au nord de l'ancienne caserne de la Victoire.

La Grand'Porte n'a guère changé, depuis le XVe siècle, avec ses deux grosses tours, ses créneaux pour l'artillerie, ses mâchicoulis trilobés à quatre ressauts et ses archères. S:!uls, le beffroi carré et son horloge « à deux visages » disparurent pendant la Révolution.

A l'extrémité ouest de la rue Saint-Vincent n'existent plus ni la poterne de la Croix du Fief, ni cette Croix du Fief qui, sur un massif de pierres brutes, marquait le commencement du fief épiscopal poussé. en dehors des murs jusqu'à la croix de mi-Grève, préservée.

La Grand'rue, du haut de la Grand Porte, paraît bien étroite, encore qu'en I66I, à la suite d'un incendie (la Grande Brûlerie) qui ravagea le quartier, elle eût été élargie et qu'elle pût, seule, permettre le passage des charrettes; la rue des Orbettes, un peu plus au nord, est la moins large de la ville, et sa partie ouest ne mesure qu'un mètre cinq. Derrière la tour sud de la Grand'Porte se trouvait lét pompe qui amenait les eaux potables de la Fontaine-Blanche, en Saint-Servan.

Le port asséchant à toutes les basses mers, les navires, avec leurs cargaisons, étaient exposés aux entreprises des maraudeurs. Pour les protéger, la ville entretint dès II 55 une meute de molosses, les fameux chiens du Guet, qui étaient lâchés chaque soir après le couvre-feu, au poteau, le Pot aux chiens, planté dans la Petite Grève; ils rôdaient librement toute la mlÏt et étaient rappelés à son de trompe dès le point du jour. Saint-Malo justifia l'image du psalmiste, avec ces chiens grondants qui entouraient la cité, jusqu'en I770, où on les empoisonna après qu'ils eurent, selon la tradition, dévoré un imprudent officier de marine, M. Ansquer de Kerouartz, qui s'était attardé à conter fleurette à sa mie au château de Beauregard, en Saint-Servan, et qui s'obstina à vouloir rentrer par la grève.

Une chaussée a relié la porte Saint-Vincent à Saint-Servan. Autrefois on ne pouvait communiquer entre les deux villes, et difficilement, qu'à marée basse, par sept sentiers coupés de ponceaux 'en pierres plates: le pont du Val et le pont de Rocabey, dans le Talard, le pont de la Balise ou du Pot-ès-chiens, le pont aux Laitières, le pont de la Grand'Porte, le pont du N aye, qui subsiste encore, et le pont à l'Évêque, en face de la porte de Dinan, que l'évêque empruntait pour faire sa première entrée solennelle dans la ville.

Sur l'actuel bastion de la Hollande, où se dressait la statue de Jacques Cartier, tournaient jadis, au vent du large, trois moulins, dont le plus ancien, le moulin Collin, avait été construit en I364.

La rue de l'Abbaye-Saint-Jean, la rue des Grands-Cimetières, la rue des Petits-Cimetières, le Coin-aux-Choux, la rue de 'la Coudre, où habitaient les tanneurs, la rue du Chat-qui-danse, la rue du Tambour- défoncé, la rue de la Crevaille, avec sa célèbre hôtellerie, et s-:m auberge de la Malice qui rassemblait sur son enseigne une femme, un singe et un chat, le Coin-aux-Anes, la rue du Pont-qui-tremble, la rue de la·Blaterie, où l'on vendait le blé, la rue de la Vieille·Beurrerie où l'on vendait le beurre, et la plus ancienne de toutes, cette Grand'Rue où, dès le XIIe siècle, se tenait la foire aux Sublets ou Assemblée des brigots, le Carême ne tolérant d'autre friandise que de pleins bols de bigorneaux, avaient dû céder leurs noms savoureux à des parrainages plus illustres, comme les maisons vitrées à la hollandaise celle des Bigorneaux ou celle de Dugnay-Trouin l'avaient cédé aux magnifiques maçonneries des armateurs dont la richesse justifiait la réputation de « Pérou » que l'on faisait à la ville-coquillage, plus célèbre que tant de capitales de province.

Bien des hôtels avaient conservé ces crochets où l'on adaptait les palans qui servaient à descendre dans les caves à triple étage les denrées et les marchandises, les cargaisons, aussi, que les corsaires razziaient dans l'Atlantique et le Pacifique. Les portes cochères, les escaliers monumentaux, les ferronneries précieuses, les lambris délicats, dans des pièces de quinze mètres sur quatre, disaient assez avec quel faste se meublaient ces armateurs, ces négociants enrichis par la Compagnie des Indes orientales et qui, avec tant de componction, sur les mêmes dalles où s'étaient agenouillés Jacques Cartier et ses équipages, allaient écouter l'oraison pro peregrinantibus.

Au temps du Tro-Breiz, la ville qui n'a jamais vécu que de la mer s'appelait encore Saint-Malo-de-l'Isle, et ses habitants, pour qui les distances sont si relatives, habitués qu'ils ont été, de toute mémoire d'homme, à considérer les méridiens comme ces sentes qui servent de servitudes, dans nos campagnes, entre les clos, n'avaient pensé à changer d'aîtres que pour leurs morts. Ce n'est que pour les cimetières, en effet, qu'ils ont décidé de s'annexer une banlieue, et quand le cimetière des Ecailles, ainsi nommé parce que ses remblais étaient formés de monceaux d'écailles d'huîtres et de moules, le cimetière du Dieu-de-Pitié où s'élevait une petite chapelle en l'honneur du Christ des Miséricordes, et le cimetière d'A-haut, à la partie supérieure du rocher, furent bourrés à éclater.

Mais les moeurs intimes des Malouins, se jouant des siècles comme des distances, avaient-elles tellement changé, depuis ce témoignage qu'en I465, un seigneur de Bohême, Léon de Rosmital, portait sur la ville:
« Sammalo est si voisin de la mer que les jours de tempête les ondes salées soulevées par le vent pénètrent à l'intérieur et se répandent en poussière sur les places... »

Ces placîtres exigus de la vieille ville, les gagnaient aussi les vapeurs des chantiers où l'on calfatait les navires, où on les « perfumait », quand ils avaient besoin d'être désinfectés.

Dans l'actuelle rue Jean-de-Châtillon, qui s'appelait autrefois rue de la Corne-de-Cerf, à cause d'une auberge de ce nom, et à l'entrée de laquelle, avec sa façade en bois et en vitres, se dressait la curieuse maison de Duguay-Trouin, si typiquement malouine, les Templiers possédaient une demeure. On appelle encore couvent des Moines rouges l'immeuble qui se signale par ses hautes murailles percées de fenêtres grillées.

En créant, au milieu du XIIe siècle, un chapitre régulier, l'évêque Jean de Châtillon avait accordé à ses chanoines les deux tiers des revenus de l'église de Saint-Malo; en 1219, l'évêque Raoul porta cette attribution aux trois quarts. L'évêque partageait avec son chapitre le gouvernement de la cité; ils nommaient conjointement les prêtres chargés de desservir les paroisses dépendant du chapitre et recevaient les nouveaux habitants admis, après serment, dans l'enceinte de la ville. C'était la seigneurie commune.

Les chanoines qui habitaient en commun le cloître, au sud de la cathédrale, occupèrent, après leur sécularisation en 1319, des maisons séparées dans un quartier clos, le Pourpris, qui s'étendait entre l'actuelle rue André-Desilles, la rue des Halles, la cathédrale, la place Broussais, la rue de la Paroisse et la rue Toullier.

Certaines maisons ont reçu à cette époque une dénomination : la maison du Doyenné (3, rue de la Paroisse), celle de la Psallette, de la Pénitence, de la Théologale (1,3 et 5 rue Toullier) et la Clouterie (angle des rues de la Paroisse et Porcon de la Barbinais). Une des deux voûtes qui donnaient accès au Pourpris existe encore au bas de la rue des Halles.

Deux édifices avaient précédé la cathédrale élevée en IIS2 par Jean de Châtillon et qui, elle-même, a été profondément remaniée.

Construite en granit appareillé, elle se compose actuellement d'une nef avec deux collatéraux, d'un transept, d'un choeur à chevet droit entouré d'un déambulatoire.

La tour carrée, et à angles rabattus, fut commencée au XIIe siècle et exhaussée en 1422. Elle portait un toit quadrangulaire jusqu'à ce qu'une flèche remplaçât celui-ci en 1861.

Peut-on sans émotion se souvenir de la surprise que l'on éprouvait, étranger à Saint-Malo, en entendant, dans les nuits d'hiver, et par-dessus la bacchanale du vent, tinter une cloche? C'était Noguette la cloche rapportée de Rio-de-Janeiro, en I712, par Duguay-Trouin, et qui, chaque soir, à dix heures, sonnait le couvre-feu, comme au temps où il fallait, en barrant les portes de l'enceinte, mettre en liberté les chiens du guet, éteindre les lumières et calfeutrer les volets dans la crainte d'une attaque ennemie. Au-dessus du silence affreux, angoissant, du silence si particulier des ruines, Noguette sonne-t-elle encore, cloche fantôme, le couvre-feu?

L'église était construite sur la pointe d'un rocher : il a fallu aménager ses fondations pour niveler le sol. Du grand portail d'entrée, par où l'évêque ne passait que deux fois, le jour de son intronisation solennelle et le jour de sa mort, on atteint la nef en descendant un escalier de dix marches; à la porte des Halles, au Nord, il faut au contraire en monter dix.

La nef garde six gros püiers rectangulaires, dont la face intérieure est accostée de colonnettes avec des chapiteaux romans. Les colonnettes engagées soutiennent les arcs doubleaux des voûtes surcroisées d'ogives et à coupoles.

Près des fonts, au bas du collatéral, se trouve un bénitier de granit : trois personnages à jambes écartées et à grosses têtes soutiennent le bord de la cuve sur leurs bras levés. Le collatéral sud, construit de 146I à I486, possède une voûte sur croisées d'ogives. Vers le bas du collatéral, la porte, dite porte du Cloître, sommée d'une archivolte, accostée de deux colonnettes rondes à chapiteaux feuillés, servit d'entrée habitude à la cathédrale jusqu'au milieu du XIXe siècle. Elle ouvre sur la petie cour où les traces de deux arcades en plein cintre et un chapiteau roman historié représentent les derniers vestiges du cloître.

Le choeur appartient à la fin du XIIIe siècle, ou au début du XIVe. Il est autrement plus élégant et plus léger que le reste de l'édifice, où pèsent le romanisme et l'hellénisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Haut de vingt-huit mètres, il comprend quatre travées. Au-dessus des quatre arcades qui le séparent de chaque côté du déambulatoire et dont les piliers sont formés de faisceaux de colonnettes, dont les chapiteaux sont ornés de décorations végétales, s'étend le triforium soutenu par une rangée de quatrefeuilles. Les quatre travées du triforium sont surmontées chacune d'une fenêtre à trois meneaux, dont le tympan est orné de trois roses à six lobes.

Le choeur, légèrement incliné vers le nord, contenait un caveau sépulcral pour les évêques, et le tombeau de Jean de Châtillon, entouré d'une grille, occupa longtemps le côté nord du choeur, avant d'être transporté, en 1839, sous le maître-autel.

Le chevet et le déambulatoire étaient, jadis, en contre-bas du ·choeur; un pont jeté sur ce fossé faisait communiquer le choeur avec la salle capitulaire, chambre haute de la sacristie. Le fossé fut comblé en 1676 avec de la terre provenant du grand cimetière.

Quand les pèlerins quittaient Saint-Malo, ils voyaient jouer dans l'air vif les ailes d'une quantité de moulins. Tous ceux du Sillon, d'abord, dominés par la Hoguette. Puis ceux de Paramé, du Tertre-aux- Merles, les deux de la Motte, et vers Aleth, les trois du Naye, Roche-Bise, le Gros-Larron, marquant la seigneurie du même nom, et le moulin du Chapitre, le mieux situé de tous, qui dominait l'estuaire de la Rance.

 

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