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TRO BREIZ
FLORIAN LE ROY
1950

CHAPITRE I
DE QUIMPER À SAINT-POL-DE-LÉON


Journaliste et écrivain, Florian Le Roy (1901-1959) a publié de nombreux ouvrages sur la Bretagne. En 1950, il a publié Tro Breiz, le Pèlerinage aux Sept Saints de Bretagne. En s'appuyant sur les travaux Julien Trévédy et Louis Le Guennec, Florian Le Roy a été le premier à proposer un véritable itinéraire du Tro Breiz. Nous publions ci-dessous un extrait. L'itinéraire historique proposé passe par Quimper, la chapelle des Trois-Fontaines en Gouézec, Pont-Coblant, Brasparts, Croas-Mélar en Commana, Commana et Saint-Pol-de-Léon. On peut ajouter que de Commana à Saint-Pol-de-Léon, l'itinéraire proposé par Pleyber-Christ est vraisemblablement faux. Un itinéraire plus direct par Guimiliau et Plouénan est plus plausible.

UN temps fut, certainement, où la faveur du culte des Sept-Saints avait inspiré les hagiographes, Avant que s'installât à Tréguier une des premières imprimeries, l'évêque Jean de Coëtquis avait donné à son église un Légendaire où étaient rassemblées les vies des Sept-Saints de Bretagne, et le Chapitre entretenait soigneusement la reliure de cet exemplaire unique.

Mais il n'apparaît pas que les églises, stations principales du pèlerinage, eussent chacune, réservé une chapelle, un autel ou un office spéciaux aux Sept-Saints.

Exception faite pour Quimper. Cette cathédrale, en effet, avait élevé un autel, que l'on qualifiait d'ancien, en I700, et où, selon dom Lobineau, « ces évêques étaient dépeints avec leurs attributs et leurs noms au bas, qui sont Samson, Malo, Brieuc, Tugdual, Paul, Corentin et Patern ».

Il était placé contre un pilier, construit au XIVe siècle, et qui marquait, à droite, l'entrée du choeur. Le vandalisme révolutionnaire, s'il l'a détruit, a épargné le dais qui le couronnait.

Nous devons donc révérence à ce témoin authentique des hommages que rendaient nos aïeux aux -vieux saints, « patriotes », pour employer l'expression du bon Albert le Grand, Nous partirons de Quimper, par un de ces beaux jours de septembre, où l'été concentre ses dernières ardeurs comme pour assurer l'opulence de l'arrière-saison.

Les verdures ne sont pas encore flétrie s, mais il y passe un vent qui sait des choses. Le ciel est atteint d'une meurtrissure qui le rend si émouvant dans la paix où, soudain, se recueillent les campagnes. C'est le temps où l'on respire plus largement, parce que l'air se bonifie, acquérant la succulence du fruit, et l'homme lui-même s'éprouve allégé et spéculatif. C'est le moment de choix, aussi, pour cette Cornouaille si abondante en prés et en pommiers.

Quimper, alors, est la capitale du bonheur de vivre. Irriguée par les deux artères convergentes du Steir et de l'Odet, elle bouillonne d'une luxuriance d'oasis entre la Montagne-Noire, violacée des reflets de l'ardoise, et les longues plages désertes qui ourlent les contours du littoral finistérien. Aux heures crépusculaires, la ville, des sommets environnants, apparaît blottie dans le giron d'une des terres les plus maternelles qui soient. Ces collines au galbe accusé, aux rondeurs fermes et douces, sont pétries dans une matière riche et lumineuse. Le creux qui tient resserrés, au confluent d'où la ville tire son nom, les quartiers étroits du vieux Quimper exhale, le soir et le matin, une brume ondoyante et moirée d'où dardentles deux flèches de la cathédrale. Un double jaillissement qui fait partager au voyageur l'exaltation médiévale : deux clochers lancés en pleins nuages, et les pèlerins hâtaient instinctivement le pas. Ces flèches sont le cantique de la cité épiscopale, le cri spirituel d'une Cornouaille que l'on dit charnelle à cause de sa prospérité. A l'intérieur même de la ville, une perspective aussi cocassement et utilement ordonnée, avec sa verve historique, que la rue Kéréon ne paraît s'approfondir que pour mettre en valeur, dans son encadrement, la façade et les tours qui portent amoureusement l'offrande fusante de ces deux flèches proj etées dans le remous des brises océanes.

Si la coiffe locale, la bourleden, est allée s'amenuisant, la vieille basilique des évêques-comtes de Quimper s'est couronnée, au siècle dernier, de deux hennins somptueusement brodés.

Une petite histoire comparable à cet engouement grégaire qui a incité les ménagères, voici quelques années, à remplir des bouteilles de pièces de dix sous et à les transformer en tirelires. Mgr Joseph-Marie Graveran si débonnaire, à en croire le poète Frédéric Le Guyader, qu'on pouvait le voir arroserlui-mêmelesroses de son jardin épiscopal, usa, pour venir à bout du grand rêve de sa prélature, d'une combinaison capitalisatrice du même ordre.

Vers 1850, il décida d'octroyer à la cathédrale les flèches qui, couronnant les tours, devaient en assurer l'achèvement. Il demanda simplement à tous les fidèles du diocèse de réserver un petit sou par an, pendant cinq ans. Voilà de quoi compléter, dans les imaginations juvéniles, l'exemple du grand financier Laffitte qui préluda à une fortune fabuleuse en ramassant une épingle. Sou par sou, tout un diocèse, toutes les familles d'un diocèse thésaurisèrent, et cette humble cagnotte permit, en deux ans, aux flèches de QUImper de prendre, audessus de la vie quotidienne, cette valeur de flamme, cette valeur d'âme qui nous émeut aux heures où les contours se noient.

Pour le reste de l'édifice, il en était allé moins vite, depuis que l'évêque Renaud en 1240 avait décidé de remplacer le sanctuaire roman par une merveille gothique. Six siècles y ont juxtaposé leurs goûts et leurs techniques. Le choeur, avec son déambulatoire et ses chapelles latérales, fut commencé au milieu du XIIIe siècle, mais le bas-côté méridional ne fut achevé qu'en 1336, alors que la Bretagne se remettait lentement du carnage de la guerre de Succession. Et Quimper, après trois sièges, n'avait pas été épargné. La ville passait, tour à tour, de Jean de Montfort à Charles de Blois. Quinze cents personnes furent massacrées et la peste compléta l'hécatombe. Un pauvre petit cordelier, Jean Discalceat, se dépensa au chevet des malheureux qui succombaient à l'affreux mal. Atteint par la contagion il mourut à l'hôpital Saint-Julien, non loin du Heu où a été aménagée la gare de Quimper.

Le culte de saint Jean Discalceat, que le commun appelle Santig- Du ou le petit Saint-noir est resté très populaire: On le prie, comme saint Antoine, pour les objets perdus. Dans l'ère d'allégement qui suivit la paix, l'évêque Gatien de Monceaux entreprit les voûtes d'ogives sur les deux bras du transept, et une nef gothique remplaça la nef romane.

Bertrand de Rosmadec se chargea des tours.

Dès l'entrée, par le grand portail, on ne peut que remarquer la curieuse et légère déviation de l'axe du choeur. Une touchante tradition a voulu voir dans cette particularité la figuration de la poignante image de la Passion: « Inclinato capite. » Elle rappellerait le fléchissement de la tête du Christ à l'instant où il rendit l'âme. Les savants modernes, plus rationalistes, font valoir que l'architecte hésita au moment d'établir ses fondations sur un sol marécageux, dans le voisinage de l'Odet, et que, d'autre part, si, pour les travaux de réfection, au xve siècle, on avait voulu aligner la nef sur le choeur, on eût été obligé de sacrifier le palais épiscopal nouvellement inauguré. De cet évêché, auquel deux prélats, Bertrand de Rosmadec et Claude de Rohan, avaient imposé leur marque, il ne reste, depuis les incendies de la Ligue, que la haute tour de l'escalier. René du Louët, en 1696, la relia par un corps de logis, massif comme l'époque, à la cathédrale.

Celle-ci, musclée et élégante, avec ses contreforts et ses pinacles à crochets, magnifiquement orfévrée dans ce granit auquel le lichen assure tous les paillettements de l'or, garde la puissance et la grâce du moyen âge. Le grand portail, timbré de la bannière des Montfort, semble une quittance somptueusement signée des largesses ducales et du bien-être de ces années où, Jean V régnant, Bertrand de Rosmadec compléta et paracheva l'édifice par ce porche sous lequel, les jours de pluie, les petits Quimpérois ouvrent la bouche pour recueillir le plus grand nombre des gouttes stillant des reliefs de la sculpture.

Quand, entre I424 et I493, on remplaça la nef romane, on garda, à la partie droite du choeur, ces piles qui semblent inspirées des grands exemples de Chartres, de Reims ou d'Amiens, avec leur massif entouré de colonnettes en faisceau et leurs chapiteaux couverts de souples feuillages.

C'est à un de ces piliers, du côté de l'épître, que se trouvait l'autel des Sept-Saints.

Au temps où s'y prosternait la dévotion des pèlerins du TroBreiz, Jean V avait illuminé glorieusement la cathédrale cornouaillaise, en garnissant le choeur de verrières r.uisselantes de toutes les couleurs de l'iris. Il n'en reste plus que des fragments, qui s'émiettent, ici et là, sous les biseaux du soleil, à la hauteur des fines galeries à deux étages.

Présentés par leurs saints patrons à la Vierge et aux apôtres, les bénéficiers illustrent l'armorial et nous reportent aux âges où la bonne humeur et l'intelligence de la contrée se résumaient en cette cathédrale sensible aux jeux de la lumière avec les heures et les saisons.

Que de souvenirs éternisent dans leurs enfeux ces prélats et ces vénérables chanoines, comme Pierre de Quinquis. Quimper était une ville de petits gentilshommes à demi ruraux, de robins, d'officiers retraités, de chanoines courtois et diserts, qui avaient leurs maisons prébendales de part et d'autre de la vieille hôtellerie dont la façade change seulement d'enseigne depuis ce XVIe siècle où elle s'appelait la Grand'Maison. Le Quimper plaisant et un peu frondeur d'alors revit dans les mascarons qui décoraient la taverne de la rue du Guéodet.

La rue Kéréon, avec ses logis de marchands et de bourgeois, la place Terre-au-Duc, la rue Saint-Mathieu, bordée des mêmes hôtels qu'au temps où elle s'appelait la rue du Rossignol, n'ont guère changé, elles non plus, depuis la Renaissance.

La cathédrale n'est donc pas trop dépaysée, dans la fraîcheur un peu salée que souffle la rivière proche, si les ange3 musiciens qui encadraient de leur ronde mutine une solennelle Trinité l'ont désertée pour le musée.

Mais d'autres anges offrent toujours l'encens à la Vierge sur le tympan du portail Sainte-Catherine, et le roi Gradlon, entre les deux tours, s'apprête encore à lancer par-dessus les nuées la monture qu'il chevauche à cru. Ce roi Gradlon, que les ménestriers de la Cornouaille, si ardente à la danse, avaient joliment accoutumé de fêter jadis, le jour de la Sainte-Cécile en lui nouant, sous la barbe, une serviette, et en lui faisant passer sous le nez une coupe que la foule, amassée en bas, sur la place, allait se disputer.

Au branle des carillons qui rebondissent du Mont-Frugy, pardessus les passerelles enverdurées de l'Odet, jusqu'aux collines en paliers qui précèdent la Sainte Montagne de Locronan, les ordinations de la Saint-Jacques rassemblent encore les clans si divers et si fermés qu'unit le diocèse: les Léonardes sombres et hautaines, les Bigouden camuses et bambanantes, les Fouesnantaises altières et mousseuses.

Les pèlerins du Tro-Breiz quittaient Quimper par une rue que l'on qualifia d'Obscure, avant de la baptiser Royale, et de lui donner enfin le nom de cet Élie Fréron, l'antagoniste de Voltaire, qui y vit le jour ou le demi-jour, si on en croit les plaintes des vieux voyageurs. Jusqu'à la porte de la Tourbie, où Catherine Daniélou, la voyante dont le P. Maunoir nous a conté la vie extatique, tenait ses colloques avec la Vierge, elle étageait ses hôtels à colombages et encorbellements, aux pignons plastronnés d'ardoises. Puis, les pèlerins prenaient par la courtine de Kerfeunteun, ce faubourg accolé à la ville, comme un gros bouquet paysan, bleu et or, comme un jardin glazik gui amasse toute l'exubérance de la Cornouaille heureuse au seuil d'une région où ne régneront plus que les monts et les vents noirs.

Car tout de suite, les lignes du paysage s'aggravent. On monte vers cette Bretagne de la lande et du roc dont l'Odet a forcé la puissante ossature.

Bien large et rigoureusement axée, la route de Châteaulin constitue la rue principale de Kerfeunteun. Elle passe devant la fameuse école du Likès où les bons Frères quatre-bras enseignèrent la grammaire et les quatre règles à tant de générations. A huit cents mètres de l'église, le chemin bifurque dans un hameau qui nous rappelle l'enseigne d'une bonne auberge du temps de la comtesse de Ségur et de nos enfances, l'Ange gardien. Pour prendre une idée de ce que représentait un Tro-Breiz, aux grands âges, nous allons nous efforcer, hors des autostrades, de suivre, entre Quimper et Saint-Pol-de-Léon, l'itinéraire qu'ont si minutieusement reconstitué deux érudits, passionnés de leur pays et de son histoire, M. le chanoine Abgrall et M. Louis Le Guennec. Engageons-nous donc résolument, à droite, dans l'ancienne voie romaine qui conduisait à Morlaix.

Les premiers vallonnements abritent de calmes demeures manales, comme le Loch; la route neuve de Châteaulin enjambe un ruisseau qui paresse dans des prairies étroites et tournantes, mais la voie se creuse bientôt en déblai, pour prendre de la hauteur, chemin creux où glagnent l'épine et la ronce. On passe tout près de Coetbily, lm de ces manoirs que la noblesse quimpéroise aménagea, au XVIe siècle, pour son aimable épicuréisme. Sur une façade joliment équilibrée, les motifs Renaissance s'espalent avec la vigne domestique. A la tonnelle à coquille, qui, dans sa cage octogonale, contient l'escalier, une autre, plus petite, et à nid d'hirondelle, est adossée. De son tertre, la maison donne sur un recoin de campagne, où, de tout l'après-midi, on n'entend qu'un cocaillement de poule, une voix très lointaine qui excite un attelage.

Aux abords de Ty-ma-Fourman; le chemin reprend de l'importance pour atteindre, à Ty-Sanquer, entre des talus truffés de tuiles latines et de pierres arrachées à la chaussée ancienne, la route de Briec.

Des sites modérés et vaporeux laissent éclore, de la cote 126, et du côté du soleil couchant, le mont des merveilles où saint Ronan, tant d'années, crut trouver le Thabor de ses rêves. Justement, ce Pénity que l'on va laisser, à gauche, en quittant la grand-route pour tirer tout droit vers le nord, était dédié jadis au saint éponyme de Locronan, dont Renan assurent qu' « entre tous les saints de Bretagne, il n'y en a pas de plus original ». Un homme qui obéissait aux entraînements de l'humeur la plus vagabonde, pour vivre le cantique de la joie musculaire et de l'âme illimitée. Il priait en faisant le tour de la montagne sur laquelle il avait bâti sa cabane, qui dominait les ruines d'Is et la mer. Chaque dimanche, à jeun, il quadruplait le circuit et, à travers landes et marais, traçait les voies capricieuses de cette Troménie qui, tous les sept ans, remet sur ses pas les populations du Porzay. Et ce long, ce dur cheminement de toute une tribu, par les fondrières, les prairies, les coursières les plus abruptes de la montagne prend la valeur d'une amende honorable, car si, à la porte de sa hutte, le saint laissait les araignées tisser un voile entre le monde et lui, un monde où il apprivoisait les loups, il ne réduisait pas la hargne d'une mégère voisine, Kében, la fermière de Kernévez.

Dans ces plaines intercalaires, sur lesquelles, de tous les sommets de Bretagne, on prend une vue si réjouissante que l'on a peine à s'imaginer les hordes des jacqueries montagnardes dévalant, à bout de souffle, des essarts à seigle du Poher, pour se ruer sur les domaines féconds du Sud, nous déchiffrons la morphologie du terroir, et sa structure exacte. Une des caractéristiques de la géographie, en Bre:agne" c'est le compartimentage méticuleux, jusqu'à l'excès, de ces cultures que l'on fractionne d'héritage en héritage. Les étendues en sont carrelées, mosaïquées. Et pour sauvegarder plus jalousement l'instinct de la propriété contre les gens et les bêtes, on multiplie et perfectionne les enclos et les défenses.

Les traverses s'étranglent, qui furent des voies charretières. Le chemin que nous rencontrerons, au viDage du Guellen, révèle, par son appellation, l'importance antique de ce hameau où se dressait l'anguipède, une figure équestre, très mutilée, que l'on a transportée au musée de Quimper. Le Carhent ar Guellen, insolite par ses proportions et sa structure dans la résille des sentes et des chemins vicinaux, nous fait faire un voyage à rebours, dans le temps. Rétablissons en esprit le plan de l'agglomération primitive, du fundus gallo-romain: la villa urbana, l'habitation du maître, l'agraria, la ferme, l'exploitation agricole, avec les étables et les écuries, la villa fructuaria, les celliers et la grange où l'on entreposait les moissons.

Et comme dans l'exacte succession des époques! voici, aussitôt après, le hameau de formation bretonne, Lanhoallien, que le cadastre du cartulaire de Landévennec appelait Lan Hoedleian.

De simples métairies de pierre brute, aujourd'hui, avec les meules, les tas de fagots et l'étroit courtil, comme ce Lanvern, qui garde dans ses communs une chapelle dédiée à saint Égarec. En belle pente, le chemin s'encadre de prairies et de tourbières, traverse la route de Landrévarzec et sort du vallon pour longer la village de Tymen.

A un petit quart de lieue, sur la gauche, un autre asile de prières est consacré à la Madeleine, ar Vadalenn. Nous allons en trouver, tout au long de notre randonnée à travers les évêchés bretons, de ces lieux dits qui éternisent, à l'extrémité de l'Occident, le souvenir de la troublante soeur de Lazare, chez qui Jésus se reposait de ses longues courses évangéliques. Les pèlerins y prenaient certainement leurs gîtes d'étape et cette première Madeleine est placée au point où, après avoir quitté Quimper, on éprouvera le besoin d'une détente. Les Madeleines, ménagées à proximité des villes ou disposées régulièrement sur les voies les plus fréquentées, répondaient à un souci de charité. Les lépreux y étaient soignés, les malades et les pèlerins de passage y recevaient l'hospitalité.

Reconstruite en I578, la Madeleine de Briec se trouvait au bord d'une voie de raccordement, aussi large et aussi rectiligne que la route de Quimper à Saint-Pol-de-Léon et dont le nom local dit assez la destination primitive: Hent-Is, le chemin d'Is. Venant de la direction de Châteauneuf-du-Faou, elle traversait, au nord, la paroisse de Landrévarzec, pour gagner, par Plogonnec et Le Juch, la Douarnenez qui garde, dans la conque éblouissante de sa baie, les mystères de la ville sans église, de la dernière cité païenne engloutie avec ses palais et ses digues aux portes de bronze.

Si, à huit cents mètres plus loin, aux Trois-Croix, on prenait le chemin qui va rejoindre la grand-route neuve de Quimper à Châteaulin, on se hisserait sur une de ces crêtes où les Romains allumaient des feux de signalisation. Les flammes j etaient leurs appels et leursréponses par-dessus la forêt intérieure où les derniers druides essayaient de résister à l'entraînement de toute la Gaule vers la latinité. Le signal de Créac'h-Vern, derrière la chapelle de Saint-Ilijour, règne, à deux cent trente et un mètres d'altitude, sur des lieues de pays bleuissants.

Ceux-ci déploient leurs vaporeuses écharpes entre la baie de Douarnenez et les derniers replis du Quimperois, où les vülages se ramassent dans des corbeilles d'arbres. Mais quelle opposition entre la campagne verte massée autour de Briec et l'étendue marécageuse de la Plaine qui lui succède.

Des Trois-Croix, la marche est aisée jusqu'à la chapelle de Notre-Dame- des-Fontaines, tout enrouillée dans son pré ras. Les fontaines, ces mots magiques quand la trotte vous fait bouillir le sang! On sait que de l'eau dort à la température du granit, et qu'alentour tout sera fraîcheur et silence.

On a voulu voir, dans le goût du peuple breton pour les sources et les fontaines, une reviviscence de l'homme primitif, qui considérait les agents du monde physique comme ses intermédiaires près de la puissance divine. Faut-il y retrouver ce culte de l'eau, qui, comme le culte du soleil, extériorisa, avant les doctrines philosophiques et le3 ontologies, l'instinct religieux des peuples? La piété bretonne a sanctifié les fontaines et les a rendues vraiment sacrée8. Pas de saint, les ablutions et les immersions étant de règle dans le monachisme celtique, pas de chapelle sans fontaine, et c'est souvent sur la fontaine que l'on a construit la chapelle, autour de la fontaine que s'est fixé le rite d'un pardon. On croit à la vertu lustrale de l'eau et à sa valeur thérapeutique. On y plonge les enfants pour les rendre plus robustes; on y trempe les linges dont on enveloppera brutalement les fiévreux; on y frotte ses rhumatismes. Il est des fontaines qui donnent du lait aux nourrices, il en est qui font venir la pluie, et quand une fille laisse tomber une épingle dans la vasque où se réfléchit son visage, c'est qu'elle demande si le fiancé de ses rêves va tarder.

A Notre-Dame-des-Fontaines, il y en a trois, celle de la Vierge, celle de Saint-Jean, et celle des Trois-Maries de l'Évangile. Tout va par trois, dans ces parages. "

Si la première est enchâssée dans une niche, au fond de laquelle la statue de la Vierge était honorée comme la Mamm ar Lez, « Mère du Lait », celle des Trois-Maries est divisée en trois bassins. Il était, en outre, fort naturel que le souvenir de saint Jean fût conservé parmi ces saintes femmes, lui qui faisait son câlin sur la poitrine du Maître et dont la douleur se berça aux lamentations des Maries, dans l'ombre maigre du calvaire.

Anatole Le Braz recueillit une jolie histoire, à la fin du siècle dernier, de Jeanne Le Prat, la gardienne de cette chapelle que la fabrique de Gouézec laissait déjà à l'abandon.

Sur la margelle de la fontaine de Saint-Jean, on relevait une empreinte ronde, comme d'un fond de panier. Son panier, un homme, suant, l'haleine coupée et tout éhanché du côté où il portait sa charge, l'avait posé un matin, sur cette pierre. Quand il releva la tête, en lâchant un grand soupir, une dame, éclatante de blancheur, le regardait : "
- Que portes-tu donc là?
- Euh! Neuf petits cochons que je vais essayer de vendre à Gouézec...
- Menteur! s'écria la dame. Neuf petites créatures du bon Dieu, oui, que ta femme a mises au monde cette nuit... Et pour n'avoir pas à les nourrir, parce que tu es avare, tu viens les noyer dans cette fontaine...
Le père criminel essaya de faire front :
- Je gagne à peine de quoi ne pas mourir de faim! Nourrir neuf bouches de plus, c'est facile à dire...
- Je vais te proposer un marché : laisse vivre tes enfants et fais-les baptiser. Je serai leur marraine, et j'assurerai ta subsistance tant qu'ils vivront...
- Bon, dit l'homme, en reprenant son panier, mais sans s'apercevoir que la pierre gardait l'empreinte.

Chez lui, il trouva sa grange pleine de blé, et il ne fit qu'un saut jusqu'au presbytère. Il n'était plus question d'épargner les carillons du baptême. Ce fut à Notre-Dame-des-Fontaines que, triomphalement, on apporta les enfants. La Vierge, alors, descendit de son socle, et l'homme, épouvanté, reconnut la dame de la source. " Dédaigneusement, elle laissa tomber une pluie de pièces d'or sur cette dalle qui est encore toute picotée, mais au fur et à mesure que le prêtre baptisait les enfants, ceux-ci expiraient. Le père, lui, ne voyait pas ces âmes qui volaient tout droit au ciel. Il était hypnotisé par les pièces d'or, étincelant sur la dalle, mais vainement essaya-t-il de les ramasser.

Elles · disparaissaient, une à une, laissant -autant de trous dans la pierre. Le blé lui restait, au moins. Ma! Quand il voulut plonger avidement ses mains dans le monceau, il ne ramena que de la poussière. La Vierge l'avait puni, mais en sauvant les âmes des neuf pauvres petits.

Les neuf ou les sept frères que l'on veut noyer et que l'on emporte dans un panier, pourquoi rencontre-t-on ce même thème folklorique dans des lieux où l'on ne peut qu'évoquer le souvenir des Sept~Saints?

Saint Yves vint en pèlerinage jusqu'aux Trois-Fontaines, un centre monastique puisque le village le plus proche s'appelle Manach-Ty et qu'un moulin voisin est toujours dénommé le Moulin de l'Abbé. L'édifice actuel, de grandes proportions, mais charmant, date des premières années de la Renaissance. Son clocher à dôme et lanternon s'élève très haut, grandi encore par la double baie où l'on voit les cloches. Il a de l'envergure, avec sa nef, son bas-côté nord, ses deux branches de transept et son abside polygonale qu'épaulent des contreforts et que chargent des gâbles aigus, des pinacles et des gargouilles expressives.

En 1584, un calvaire avait complété l'ensemble. Dressé sur une base triangulaire, garni de niches sur ses trois faces, il n'a pas été respecté par le temps et la broussaiHe. Le bon larron reste tout seul, avec cet ange qui s'efforce à dégager son âme de l'écume des lichens.

A l'intérieur de la chapelle, les fidèles savent encore trouver, sous les traits de saint Diboan, le saint «c'est oui-c'est non», le tu-pe-tu, qui excita la blague noire de Tristan Corbière, mais à qui les Bretons aux abois demandaient de décider de leur sort, à pile ou face. Ou la guérison, ou la mort, mais, du moins, une brève agonie.

Après avoir passé le calvaire de Notre-Dame-des-Fontaines, la voie sacrée s'élève délibérément avec la montagne. La MontagneNoire, dont le rameau le plus vigoureux et le plus lointain est le MenezHom qui sépare la plaine agricole du Porzay des étendues tabulaires de la presqu'île de Crozon. Sur la carte, leur altitude chiffrée, ils n'en imposent guère, nos monts de Bretagne, même lorsque entre deux crêtes, dont la plus élevée porte la cote 227, la route prend une découpure de col.

Usés, adoucis, poncés par les millénaires, et les vents, et les pluies, ces rehauts de la presqu'île sont les ruines de la chaîne hercynienne. Ils ont gardé l'ampleur, en perdant de la hauteur. Et Camille Vallaux a éloquemment résumé l'impression que l'on ressent devant ces culots de monts, ces soubassements de montagnes érodées, limées, affouillées, tassées: « Cela est très grand, rien ne peut être plus grand. »

Avec les landes de Lanvaux, la Montagne-Noire fait partie du convoi de crêtes qui coupe la Bretagne du sud-est au nord-ouest. Sur vingt-cinq lieues, entre Pestivien et le Menez-Hom, elle étire ses roches dures. Un faîte long et étroit, au-dessus d'un bocage, que la hauteur et la densité arborescente des talus fait plus hermétique, et de ce plateau cornouaillais qui s'infléchit, en égaillant ses villages, vers l'Atlantique. De part et d'autre de l'arête, les vallées se déroulent en méandres, avec leurs bouquets de verdures, sous des sites schisteux qui donnent et son épithète, et son ton local à la montagne où les sombres irisations de l'ardoise s'imposent. On trouve encore des ardoisières abandonnées avec leurs remblais de débris tout au long de la Montagne-N oire, car les artisans, dans leurs logettes, ne fendent plus les blocs aux reflets de pluie que vers Gourin et Maël-Carhaix.

Mais le fond de l'horizon contient, dans le nord, une bourre de nuages, des cordons de vapeurs, des traînées de buée, vers quoi la contrée achève de se déployer en souples balancements de houle. C'est la caravane squelettique de l'Arrée, l'autre montagne, qui, s'orientant, elle, sur un axe ouest-sud-ouest, cahote jusqu'à cette encoche de la l'ade de Brest où l'Aulne élargi se jette dans lamer. Des dômes, aU.nimbe de luminosité, des palis de rocs acérés et braqués dans le même sens, des amas erratiques; mais, entre les deux chaînes, une vision de terre . promise. De Châteauneuf-du-Faou, en balcon au-dessus des peupliers qui bordent le canal, de leurs deux rangées symétriques·, comme une grand-route, aux lourdes campagnes où Châteaulin s'approvisionne en pommes de terre de semence, une Chanaan pacifique et plantureuse disperse des ribambelles de bourgs et de villages, avec tous les aspects qui font le bonheur.

Du côté du matin et du côté du soir, par larges expansions fugitives d'ombre et de clarté règne une région si grave et si calme que l'on y croirait que c'est toujours dimanche. Le pèlerinage des SeptSaints se devait de traverser ces hauts lieux si près du ciel et si légers dans l'air que les pieux grimpeurs, appuyés sur leurs bourdons, et alourdis d'une sorte de révélation, y éprouvaient tout le poids et tout le prix du silence où naît l'extase.

Mais la route se détend, et redescend en glissant vers une vallée, organisée pour les tâches quotidiennes. La chaussée est ravinée par les dérus, semée de cailloux; la ronce lance librement ses lassos sur la digitale, et c'est Pont-Coblant, sur le bord de l'Aulne. Des berges noires, des cahutes noires, des murettes de platins noirs, et les tristes branches de pin desséchées qui servent d'enseignes aux auberges. Le hameau semble avoir été hâtivement bâti et abandonné comme on ouvrit et délaissa les ardoisières que les mauvaises herbes recouvrent.

Serrant et desserrant ses maillons, l'Aulne est la plus capricieuse et la plus imposante des rivières bretonnes. Elle porte le nom tout simple, le nom même qui caractérise la rivière dans les plus anciens .glossaires celtiques, A von, Aon. Elle est la Rivière.

Notre vieux chemin a cédé à la grand-route touristique. Il ne va plus s'en détacher, et pour le principe, qu'à Tyven et à Nencoz. A la hauteur de Kerbiguet, il s'est effacé, pour donner du large à la surprise: quelle agora triomphale, quelle arène dans l'amphithéâtre des monts, que cette place de Pleyben, dessinée au compas et au tirebgne, et vaste à contenir des peuples! Non seulement, elle constitue le parvis le plus aéré et le mieux proportionné à l'ensemble architectural qui enrichit encore ce gros bourg riche de montagne, mais quelle ouverture sur l'âme bretonne! L'historien de la Ligue en Cornouaille, le chanoine Moreau, qualifiait de rogues les habitants de Pleyben. Il y a de l'austérité, certes, et aussi de la hautesse, mais encore une profonde dignité dans l'appareillage des façades et le dispositif de la place noire et blanche.

Le style Renaissance, tel qu'il put être transcrit en notre pierre rétive, s'épanouit à Pleyben dans la tourqui pourrait, sans cette osmose qu'assure ici la matière, entre les styles et les traditions, contraster violemment avec le reste de l'église. Du gothique le plus traditionnel, tout juste rehaussé de motifs nouveaux, un étrange clocher va issir, couronné d'un dôme et de lanternons. La tour carrée, dont la cage est éclairée, sur chacun de ses pans, pal deux hautes baies cintrées, .s'appuiera bizarrement au mur méridional de l'église pour surmonter un porche à double étage," ionique sur corinthien. Sous les croisées d'ogives et de liernes, la voûte abritera les niches traditionnelles où les douze apôtres tiendront chapelle sous un dais.

L'unité et la continuité d'inspiration qui ont permis, sur trois siècles, l'heureux épanouissement d'un ensemble comme celui de Pleyben, sont attestées par ce souci touchant du statuaire: il a tenu à habiller les personnages de sa Crucifixion selon l'idée qu'il se faisait des modes du XVIe siècle. Or, le calvaire de Pleyben, dernier en date' ·des grands calvaires bretons, fut construit de r632 à r640. La figuration est répartie, sur une sorte d'arc de triomphe, comme sur le plateau d'un théâtre. De la frise à la plate-forme sont ainsi évoquées les principales scènes de la vie du Christ: Nativité, Enfance, Passion. Sous la Cène, on lit la signature d'Yves Ozanne, dont le nom allait être perpétué, à Brest, le XVIIIe siècle finissant, par d'excellents peintres de marine.

A l'intérieur de l'église, la charpente, par son audace, la précision et le luxe de ses détails, montre quel parti savaient tirer du bois, comme tous les Celtes, les charpentiers et les menuisiers locaux.

Après Pleyben, et avant de rejoindre la route de Morlaix, la voie musarde par des raccourcis, se perd même dans des labours. Elle passe non loin de la chapelle de Notre-Dame-de-Lanvellec, encore meublée de belles statues et de panneaux gais comme des images. L'édifice du XVe siècle est bâti au centre d'un de ces camps dont des douves et des retranchements définissent l'importance, sans qu'on puisse les attribuer plus particulièrement aux Romains ou aux premiers féodaux de la péninsule.

Vers Kériéquel, en suivant la coursière, on risque de patauger dans des fondis. Mieux vaut gagner tout. tranquillement le frais vallon de Keryéau. On appréciera l'élasticité de la marche sur un sol ameubli par les taupinaies, en prenant la traverse qui passe à Coatiliou. Biaisant un peu, elle nous mène vers le moulin de Quillien, à Croazar- C'hure, et la rivière de Pont-Braz, qui, en aval, va, avec le Rivoal, former la Doufine. A un kilomètre sur la droite, on laisse encore une Madeleine, et sa chapelle gothique, et son porche où loger une paroisse. La route, qui passe devant, s'en va au Huelgoat, par Lannedern et Loqueffret, pays des Pilhaouerien. Ces chiffonniers, au trot perpétuel de leurs bidets poilus et en jetant leur cri d'entrailles : N'eus ket a bilhou? troquaient contre les haillons les oignons qui ne grossissent qu'à Roscoff.

Ouand une muraille vous bouche la vue, on doit toujours se dire qu'il fait meilleur de l'autre côté. Et le montagnard émigre facilement.

A ces ramasseurs de vieux os et de laines mitées, qui galopaient comme des chiens maigres par tant de cantons, l'âme bretonne doit pourtant une bonne part de sa poésie. A l'ère du colportage, ne s'étaientils pas improvisés les distributeurs de ces humbles Buez ar Zent, Canticou et Colloquou qui représentent les classiques de la langue?

La rivière de Pont-Braz sépare les paroisses de Pleyben et de Brasparts.

L'air s'avive, et la lande s'amaigrit. De replain en replain, orL s'élève. Les chevaux, attelés aux charrettes bariolées, portent des colliers de paille tressée, couleur de ces gradins proches, et unis comme des monceaux de sable, que dévore le soleil; les vieilles femmes laissent pendre des manches de velours verdi comme à la pluie les rocs des sommets. Nous abordons franchement l'Arrée, et Brasparts lance des éclats d'ostensoir, au-dessus de son canton dépeuplé, quand la lumière le prend de biais. Nous y arriverons justement à cette heure où l'astre perd de la hauteur, et où le bourg haut guindé, avec ses architect ures noircies et ses tristes sapins, condense toute la maussaderie d'une région où les maisons sont rares. Au pignon nord de l'ossuaire, l'Ankou, la figuration bretonne de la mort, brandit sa flèche. Image et atmosphère assez suggestives pour nous inviter à accorder une pensée à ceux qui nous ont précédés dans le dur pèlerinage de la vie.

Montant progressivement, nous avons quitté la route pour lui préférer l'embranchement de Saint-Rivoal. A cinq cents mètres à droite de ce carrefour un hameau a pris le nom du camp romain qui l'avoisine, le Château-Noir. Un camp, ou le très vieux chantier d'un maître de forges, puisque, tout autour du village, parmi les substructions, les pans de murailles, les fragments de tuiles, le sol était jonché de scories de fer. La contrée attirait les fondeurs, au reste: ici et là, jusqu'à la garenne de Run ar Voualc'h, à l'ouest, et Boduec, à l'est, traînent les blocs de scories, entre les fours éboulés et les étangs où on lavait le minerai.

Il est un vieux dicton, souvent répété, qui rend non seulement la configuration, mais l'aspect de ces coins perdus:
Compeza Braspartz, Diveina Berrien, Diradenna Plouyé- Zo tri zra dreist galloud Doué. (Aplanir Brasparts, épierrer Berrien, déraciner les fougères de Plouyé sont trois choses impossibles à Dieu.)

Droit au nord, toujours, un second carrefour de trois routes. Les cailloux roulent sous le pas. Dans le vent d'or, au plein soleil qui fait éclater les gousses noires des genêts, la plate et jaunissante sécheresse de la montagne sent la fougère meurtrie. Des ruissellements immémoriaux ont charrué la pente. Sur ces gazons fauves et ras, brûlés par tous les vents, et où la lumière brûle comme du sel, la voie prend des allures de piste que jalonnent les rares villages oubliés dans des creux d'étangs asséchés ou sur des tertres isolés comme des îles. Bodenna, Roquinac'h, Roudouderc'h commandent à des espaces pâles et infertiles, de la même friabilité verdâtre et rose que les falaises. Après Roquinac'h, et ses masures couleur de lave, ~t ses champs de seigle où un menhir, parfois, sert d'épouvantail, on a traversé le « Chemin du Comte », la route féodale, qui, coupant la montagne, séparait les deux comtés du Poher et du Léon, comme elle sert aujourd'hui encore de frontière entre les arrondissements de Morlaix et de Châteaulin. On laisse, à droite, le mont Saint-Michel, dont la chapelle retranchée derrière des parapets de pierraille blanchâtre objurgue les mauvais esprits de la solitude et des bourrasques. Dans l'alignement du mont Saint-Michel, comme deux profils se doublent sur une médaille, apparaît Toussaines, à peine moins élevé.

Roudouderc'h agglutine ses maisons plus nombreuses sur le versant ouest du Menez-Mikel, tout au bord de la voie du Tro-Breiz, qui a retrouvé, ici, sa largeur primitive dans une rampe au déblai assez accusé. Elle mène à l'Élorn, entre ces marais de Roz-Du d'où il sourd, entre des joncs et des massettes à quenouilles, et l'âpre coulée de Hengoat.

Par ce pays des « tailleurs de mottes » où tout revêt une si poignante couleur de pauvreté, le pèlerinage prend une véritable valeur d'ascèse. Il faut, en lisière de l'ancienne tourbière du Yun-Elez, que l'on a transformée en un lac où le ciel se renverse, franchir sur la crête de l'Arrée, un rempart démantelé qui court dans le mouvement gigantesque de la vague prête à déferler. Les lamelles de quartzite hérissent l'horizon, plantées de travers à vous donner la fantaisie de les faire branler comme des chicots dans une mâchoire. Mais où prendre le plus clairement conscience de l'infini que dans cette sévère douçeur qui accorde avec une telle puissance le silence et la solitude? On se serit très loin de la terre, sur le seuil d'une tranquillité qui n'est plus de ce monde, On entend son âme, et dans la manière de vertige que donne le contentement, on ne peut que s'émerveiller. Les vieux voyers se montraient ménagers des forces humaines, Ils eussent pu tracer leur route par le mont Saint-Michel de Brasparts, à 397 mètres de hauteur, ou par Toussaines, à 384 mètres: le chemin du Tro-Breiz se maintient à 283 mètres.

Comme au bout de tout effort, au-delà de toute inquiétude, la foi nous réserve l'espérance, c'est une autre planète que l'on va découvrir, soudain, jusqu'à ces confins, foisonnants d'azur, où l'on devine la mer.

Sur l'autre versant, derrière la lande, décolorée par l'air cru, et les monts aussi fumeux que l'air, les nourricières campagnes du Léon étalent leur arrangement de cultures entre des bois judicieusement répartis et les réserves d'humidité des vallées.

C'est comme si Dieu nous permettait de prendre un sens plus large de la création et de ce qu'il accorde à la patience humaine, Sur une éminence, à l'ouest du chemin, voici la croix que l'on appelle Croaz-Mélar.

Nos premières dynasties bretonnes furent aussi cruelles que les familles mérovingiennes et carolingiennes. On se disputait le trône par le poignard et par le poison; les frères s'égorgeaient, l'oncle assassinait le neveu...

Méliau, qui régna sur la Cornouaille de 530 à 538, avait épousé Aurélie, fille de Wrimoc, prince de Domnonée. Sa souveraineté fut si débonnaire qu'il préservait ses sujets des intempéries.

Mais son frère Rivod, qui le jalousait, profita d'une querelle pour l'assassiner.

Méliau laissait un fils, Mélar, garçonnet de sept ans. Rivod devait exercer la régence. Il voulait le pouvoir. Il recourut à un moyen effroyable: il lui fit trancher la main droite et le pied gauche, pour que l'enfant ne pût exercer son métier de roi et de guerrier.

De son pied d'airain et de sa main d'argent, Mélar allait se servir aussi bien que si c'eussent été des membres naturels ». Et l'un et l'autre, miraculeusement, croissaient en même temps que le reste de son corps.

Instruit dans un monastère du diocèse de Quimper, Mélar fut confié à un gouverneur, Kerialtan, dont le terrible Rivod sut, excitant son avarice et son ambition, se faire un complice.

Touchée par le remords, la femme de Kerialtan décida tardivement de sauver Mélar et l'emmena, en Domnonée, chez le prince Conomor, oncle du jeune prince, à un quart de lieue de Lanmeur.

Apprenant que l'oncle de Mélar avait promis de faire de celui-ci son héritier, Rivod trembla. Il manda Kerialtan, exigea, menaça et, un jour, le gouverneur se présenta devant son pupille, comme pour confesser ses erreurs et implorer son pardon. Mélar, miséricordieux, Le releva et l'embrassa, et s'il refusa tout net de retourner chez Kerialtan, il poussa la bonne grâce jusqu'à venir souper avec celui-ci à Lanmeur, qui s'appelait alors Kerfeunteun.

Le gouverneur était accompagné de son fils Justin et de sicaires. A la fin du repas, le prince fut attiré dans une petite chambre où Justin, par derrière, lui porta un violent coup d'épée. Ayant coupé la tête de leur victime, les assassins l'apportèrent, d'une traite, à Rivod: ses ordres avaient été exécutés.

Pour reprendre une judicieuse suggestion de M.le chanoine Abgrall, ne peut-on supposer que Croaz-Mélar fixe topographiquement un point de la légende du saint?

Les Domnonéens conservaient le corps du jeune martyr à Lanmeur; les Cornouaillais gardaient sa têté à Quimper. Soucieux, les uns et les autres, de posséder les reliques dans leur intégrité, ils décidèrent de s'en remettre au choix de Mélar lui-même. Les restes du saint furent amenés sur la ligne frontière des deux principautés. Malgré les ardentes prières des Kernévotes, la tête fit un bond miraculeux pour rejoindre le reste du squelette. Une chapelle fut élevée sur le lieu du prodige. Quand elle s'écroula, on la remplaça par deux poteaux. Ne faut-il pas reconnaître dans Croaz-Mélar l'emplacement de l'un d'eux?

Cahin-caha, comme s'il épousait le déhanchement de l'extrême fatigue, le vieux chemin raboteux va atteindre le Mougault où les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem avaient aménagé un centre d'accueil pour les voyageurs et les pèlerins que la traversée de la montagne avait exténués. Nous sommes sur le territoire de Commana. Le noyau primitif des possessions de l'ordre, dans la paroisse, se trouvait à Kerfornédic, près de Croaz-Mélar, comme l'indique la charte de 1160 en faveur des chevaliers de Saint-Jean, et le village conserve, d'ailleurs, groupés autour d'une aire déclive dont l'enceinte est ruinée, des bâtiments fort caractéristiques.

Une véritable oasis que le Mougault, après le desséchement et la nudité de la montagne. Des prés s'ouvrent, entre les taillis; les premiers plans se garnissent de feuilles et d'herbe. Des moissons se déploient de chaque côté de la route, que jouxte, à un endroit, une imposante allée couverte de quatorze mètres de longueur, al Lia-Ven, qui, sous ses cinq tables, plafonne à un mètre soixante. Les aulnes et les saules marquent le passage de l'eau, que l'on voit retomber en cascatelles sur les aubes noircies de trois vieux moulins, répartis au bord d'un étang que presse la verdure. La chapelle Saint-Jean n'a laissé que des ruines dans un bourbier, malgré sa restauration au XVIIe siècle, mais la fontaine nous invite toujours au repos, avec son grand bassin carré et ses bancs de pierre.

Le bourg de Commana, dans la distance, apparaissait posé sur un âtre éteint. A revers, il prend tout l'Arrée écrasé sous les nues et les ombres des monts déchiquetés. Isolé sur son piton, le bourg tient comme un poing fermé un de ces ensembles religieux qui montrent que tout allait au bon Dieu, dans les paroisses d'entre Cornouaille et Léon, malgré leur long passé de pauvreté. Massif et simple,un arc de triomphe ouvre sur le cimetière où l'ossuaire tient la place consacrée.

Nos cimetières, dans la douce et pénétrante odeur des vesprées de Toussaint, pleines d'une foule muette et grouillante comme ce peuple d'ombres qu'on vient évoquer... Le tassement des vieux bourgs a laissé les morts à notre portée. La nécropole s'arrondit, au milieu, comme un giron. Dans le bourdonnement des abeilles, les enfants y jouent, l'été. Pour remplacer la lanterne qui, aux âges mystiques, veillait sans défaillance sur le sommeil des tombes, les cimetières bretons ont l'if, né de la mort, noire sentinelle du deuil, au tronc vidé comme un vieil os.

Et si le cénotaphe reste en permanence, à longueur d'année, au milieu de la nef, avec ses attributs funéraires, la grand-messe du dimanche, elle-même, blanche ou rouge, étant précédée d'une série de services, on ne s'est pas contenté d'incruster dans le mur des cimetières l'inscription banale : Hodie mihi, cras tibi : nos ancêtres restaient constamment penchés sur les oubliettes de l'humanité en aménageant le charnier, en contemplant l'ossuaIre.

Tous les restes des générations qui nous ont précédés sont rassemblés dans un seul monument funéraire, l'ossuaire, une vraie chapelle, aussi architecturale que l'église elle-même, C'est devant ce trésor du souvenir, avec son méli-mélo de crânes, de tibias et de fémurs, couleur de carton mouillé, que la foule se rassemble, remâchant la pensée triste et fatale : Gwellet ez eo ret decedat.

A Commana, le grand clocher de la fin du XVIe, sans balustrades ni clochetons, mais à la flèche audacieuse, s'est enrichi au milieu du XVIIe d'un porche orné de tous les raffinements de la Renaissance : gâbles décorés, lanternons, un attique creusé de niches, relevé de cartouches moulurés pour recevoir la belle emphase d'un texte latin à faire réciter par un prêtre qui ne perdra jamais son accent breton. Et le retable de l'autel de Sainte-Anne, avec ses colonnes torses et ses arabesques, est un des plus riches que l'on connaisse en Bretagne.

Si le paysage s'est humanisé avec ses courtils encadrés de saules, ses vallons mouillés, ses labours écorchés sur la pente, la roche perche encore de-ci de-là, dispersant des osselets géants, semant des jonchets antédiluviens. Sous les lentilles dort l'étang du manoir du Bois de la Roche, dont il ne reste qu'un corps de logis gothique et une vasque aux frustes écussons.

Que nous suivions toujours l'itinéraire des tables romaines, comment en douter quand on a, sur le côté gauche de la route, retrouvé les soubassements d'une villa et son système d'adduction d'eau. Un peu plus haut, après avoir franchi la Penzé et la voie romaine de Carhaix à Plouguerneau, devenue le chemin de Plounéour-Menez à Loc-Eguiner, on passe à peu de distance d'un lieu dit « la Boissière ». Or, les Gallo-Romains entouraient leurs domaines de hautes haies arborescentes de ces buis que l'on a réduits, autour de nos plates-bandes, à l'état de bordures.

Les villages s'espacent à nouveau, par des terres moroses: Kerandraon, Kergaer, Kervern, et sa demeure manale du XVIIe à double portail. Avant d'arriver à Gorrébloué, on rencontre deux croix à personnages, l'une au débouché d'un chemin de traverse venant de Plounéour-Menez, l'autre perpétuant le souvenir d'une chapelle dédiée à saint Donat, sur le flanc d'une éminence jonchée de blocs erratiques.

C'est la chapelle de Christ qui a permis de différencier Pleyber-Christ de l'autre Pleyber, qui est devenu Saint-Thégonnec. Sur la vieille croix de Christ, on retrouve le saint Hervé aveugle conduit par Guiharan que l'on aura déjà identifié sur celle de saint Donat. La fontaine, avec ses trois petits bassins ronds, a été refaite au XVIIIe siècle.

A Pleyber-Christ, notre route prend le vocable noble que lui assigne sa destination: Hent Castel, le chemin de Saint-Pol. Cette première partie du Tro-Breiz s'achèvera sur le « grand chemin de Pleyber à Léon ». Entre Brasparts et Pleyber, vingt-cinq kilomètres, une journée de marche, et il nous faut encore en parcourir vingt-deux, avant d'atteindre la ville sainte, capitale du Léon: une autre journée de route.

A l'annuitée, les pèlerins pouvaient-ils recevoir asile dans le bourg de Pleyber? Voici, nous dit le chanoine Abgrall, un Pors-Ru qui évoque le souvenir des Moines Rouges, et de leurs successeurs, puisqu'une pièce de terre, dépendant de la maison, s'appelle Park-an-Hospital.

Après avoir assuré la police des lieux saints, organisé pour les croisés des postes de secours, au long des routes semées de cadavres qui menaient au Saint-Sépulcre, les moines guerriers ouvrirent, sur le territoire de leurs commanderies européennes, des aumôneries où les pèlerins recevaient accueiL Nous en trouverons tout au long du circuit du Tro-Breiz.

La contrée n'est guère riante. Le Léon noir, pays des Julods sombres et glabres, avec ses garennes, ses gwaremm, mélancoliques. Au milieu de celles-ci, on ne trouve qu'un village : Lemlac'h, jusqu'à ce que notre route se croise avec une autre voie romaine venant de Morlaix, à trois cents mètres du hameau artisanal de Penvern où, naguère, de symétriques demeurances à escaliers extérieurs retentissaient du gros bruit de poutres des métiers à tisser et du sifflement de la navette pareil à celui de l'hirondelle au bas des soirs d'été.

Les Julods forment une caste à part, dans un monde fermé, entre Pleyber et Landivisiau. Leur judiciaire, leur génie du négoce et leur dignité native en font la véritable représentation du Tiers. Puissamment corporés, le teint chaud, tenant table ouverte, ils prennent volontiers des airs de potentats, et non seulement leur mode de vie, leur sens de la réussite, mais leur comportement justifient ce privilège d'aristocratie dont ils jouissent dans la vallée de l'Elorn. Il faut avoir vu, sur une route surchauffée, revenir d'un pardon le noble Julod, à la face de chanoine. La panse bridée par le justinoc, qui fait penser à la muleta ou au pancho des Espagnols, le jabot gonflé par l'empois du plastron nu, il va à grandes enjambées, pendant que la sparlen, son épouse, porte stoïquement la charge de son long châle frangé. Habitué à mater les étalons de ses somptueuses écuries, à ne pas se laisser mordre dans la jungle du maquignonnage, le Julod assoit son autorité sur une certaine brusquerie et un respect inflexible de la tradition. J'en ai connu un qui, séjournant dans une famille citadine, dont le fils avait encore l'âge des culottes courtes, prit à part l'adolescent et lui enjoignit, en comptant trois billets de cent francs: « Va tout de suite en acheter des longues!... »

Voici deux vallées bretonnes : le ruisseau de Trébompé, où, sous le grand village envieilli qui a gardé le nom du château rasé de Coatilézec, trempent les prés au lustre égal comme du drap; la Gorge du Coatoulsac'h, que domine la route royale de Morlaix à Brest. Cette gorge, c'est le défilé sauvage des complaintes, avec son renom sinistre, depuis les temps de Marion du Faouët, des bandits de grand chemin. et des faux sauniers. La route, elle, reste un exemple typique de la viabilité telle que la traitaient les géomètres rigoureux du XVIIIe. Les diligences, serrant la « mécanique », se jetaient à tombeau ouvert sur les pentes et essayaient de remonter, de l'autre côté, dans la même cécité rectiligne. Elles escaladaient le ciel, littéralement, pour en dégringoler aussitôt. Nous sommes au coeur de ce système de routes qui, jusqu'à la fin de l'ancien régime, réglait toutes les communications avec Brest, le grand port du Ponant. Celle-ci venait d'Yffiniac, du fond de la baie de Saint-Brieuc, en Penthièvre. Le duc d'Aiguillon, dont il faut bien admettre que l'oeuvre ne fut pas vaine, quand une passion partisane ne juge pas l'homme, inaugura tout un réseau de voies stratégiques, mais l'ancienne chaussée, solennelle avec son ampleur qui laisse tant de place à l'herbe, et si elle a gardé sa dénomination de « hent royal », ne sert plus, dans ses tronçons verticaux, que de chemin de traverse pour les paysans et les meuniers du coin.

Si, au village du Palais, on trouve des traces de civilisation romaine, au manoir de Trébompé on ne peut qu'évoquer la vie de saint Tugdual, le fondateur du monastère de Tréguier.

A son arrivée en Armorique, vers 530, il reçut du roi de Domnonée, Deroch, trois domaines, sur un territoire compris entre le Keffieut et le bas Elorn : le pagus Doudur. Tels que les cita le disciple et historiographe du saint, Louénan, et tels que la carte d'état-major nous permet aujourd'hui de les retrouver, les voici: Trépompac est devenu Trébompé, mais la mère de Tugdual y séjourna, et elle s'appelait Pompée; Santez-Seguo est resté Santez-Seo dans la topographie locale, mais le cadastre a écrit Sainte-Sève, nom que porte une soeur de Tugdual, et Trégurdel ne serait-il pas le manoir voisin de Tréoudal, sur le Kef.· Heut?

On peut voir le tombeau de sainte Pompée dans l'église de Langoat, en Trégor, un tombeau monumental de I370, avec une belle statue gisante et des bas-reliefs inspirés par les principaux épisodes de la vie de la sainte, comme cette scène où, dans un navire, elle est entourée de moines. Mais sainte Pompée mourut-elle en Léon, et son corps ne fut-il transporté que plus tard en Trégor, près du monastère fondé par son fils et dans une paroisse dont celui-ci est le patron? Les pèlerins du Tro-Breiz devaient bénir le hasard qui leur permettait, en montant vers Saint-Pol, de saluer la mémoire de la mère de ce saint Tugdual qu'ils allaient honorer à Tréguier.

La route s'en va maintenant, ombreuse et douce, sous des arbres nobles, des hêtres au jet dru. On approche de Penanvern, un manoir Louis XIII transformé en ferme, mais ce petit domaine entre dans l'histoire de France par un détour inattendu. Au XVIIIe siècle, il appartenait à Louis-Charles-René, comte de Marbeuf, lieutenant -général, qui, nommé gouverneur militaire de la Corse, s'y lia avec la famille de Charles Bonaparte. Assez intimement, pour qu'ulle légende au goût de médisance prît corps sur un prétendu séjour de Mme Laetitia à Penanvern, dans l'année où devait naître Napoléon Bonaparte, le futur empereur des Français. On a même assuré que, dans le même temps, des pages avaient été déchirées au registre des naissances de la paroisse. A la vérité, lorsque Napoléon, avec sa pauvreté, sa timidité et son terrible accent, était élève de Brienne, le comte de Marbeuf accepta d'être le correspondant de l'exilé et l'emmena passer des vacances à Penanvern comme dans son château de Callac, au pays de Vannes.

On n'en avait pas fini avec la lande. Il faut la subir à nouveau, pour trois kilomètres, mais ce n'est plus l'âpre momification de la sierra. Cette lande-ci est pour plaire aux peintres, haute en couleurs, rutilante, coruscante avec la flambée des ajoncs et le brasier propagé des bruyères, mais des alignées de pins accusent déjà par leurs profils contournés la force du vent de mer. Dans cette zone inculte, la voie du Tro-Breiz se réduit aux proportions d'un sentier sommairement indiqué dans les j an aies rugueuses, si elle ne se rouvre brusquement pour dépasser vingt mètres de largeur. Derrière nous, les sommets de l'Arrée ont pris leurs teintes de fleurs et de brouillards; devant, l'horizon est bouché par les bois de Kervéguen et de Lan-Penhoat qui masquent les dépressions où se fraient passage la Penzé et le Coatoulsac'h. Au-delà, la large respiration de la terre léonarde soulève les bourgs de Guiclan, de Plouvorn, de Plouénan et libère comme une fusée la flèche de Notre-Dame de Lambader. A l'endroit où la vieille route file son train sans se préoccuper du reste, alors que le chemin moderne tâte les reliefs du sol en louvoyant peureusement, et au moment où l'on se prépare à descendre vers la Penzé, on aperçoit les trois clochers qui sanctifient l'antique capitale du Léon.

Les vieux pèlerins, alors, se laissaient tomber à genoux, pour l'action de grâces, dans la joie de toucher enfin le but, du regard.

N'était-ce pas au pied de cette grande masse cernée de moellons de quartz, qui dut porter une croix? Une des Croafou-ar-Salud, des Croix du Salut, élevées aux points d'où l'on pouvait découvrir pour la première fois le sanctuaire vers lequel on marchait.

La lande est coupée d'un passage envahi par la broussaille et bordé de fossés en monticules. Par les taillis, les abrupts, le sentier s'est ravagé. Il faudra délacer les souliers, tout à l'heure, dans une coulée verte où l'eau tapage et ramage sur les dalles de l'antique chaussée. Après avoir traversé la route nationale, on reprend vers Croaz-Hent une venelle rapide et caillouteuse qui laisse à gauche le village de Lomiquel où les Templiers avaient un établissement, et l'on débouchera en plein village de Penzé, entre la chapelle Notre-Dame et la fontaine.

Nous sommes ici au fond d'un de ces estuaires bretons, encombrés par les vases, mais où le rythme des marées gonfle, deux fois le jour, une eau vivante. Penzé, à six kilomètres de l'embouchure de la rivière, est resté un petit port actif. Rien de plus amusant, aux jours de foire, que d'y saisir le contraste entre l'indifférence des gabares échouées et l'animation rurale: les chars à bancs qu'emplissent les grosses Léonardes en coiffes de laitière, le défilé des vaches que tire à la corde, de la main qui ne tient pas le parapluie, la chicoloden à la large mentonnière et au tout petit châle à carreaux bleus et blancs, ou que touche un adolescent coiffé du grand béret des pêcheurs, les maquignons en courte blouse et les fermiers à la raideur espagnole. Une petite place, sur la rive gauche, borde le port; charrettes dételées et bateaux voisinent sur l'espace découvert où passe la route de Guiclan, devant les maisons à façade blanche. Sur le vieux pont, jadis, se tenait une foire aux mariages qui n'a pas encore tenté la verve des romanciers. Les accords secrets y recevaient leur conclusion officielle. Les filles,en brochette, s'asseyaient sur le parapet. En lui tendant la main pour l'aider à descendre, chaque garçon désignait l'élue de son choix. Les parents se rejoignaient, alors, pour discuter âprement le contrat, comme une vente de chevaux.

Penzé fut le siège d'une juridiction féodale qui s'étendait jusqu'aux portes de Morlaix. L'agglomération est plus importante, aujourd'hui encore, que son centre communal, Taulé.

Tout efflanqué sur une butte qui dominait la plus terne des campagnes à seigle, la simplicité, pour ne pas dire l'indigence, de ce bourg l'avait fait qualifier jadis de Taule baour, Taulé le pauvre. Une des plus chétives bourgades du Léon, certes, sans calvaire pompeux, sans arc à la grandeur romaine. Le cimetière, dont les bourrasques d'équinoxe ont achevé de terrasser les vieux ifs, pressait une église du XVIe, accostée de deux ossuaires. Les violentes averses qu'apportent les marées ravinaient la grand'place et croupissaient dans les ruelles où se terraient les chaumines. Seule, la façade ravalée à la chaux de quelque auberge retenait le soleil : Yvonne Kerguidutf, vend à boire et à manger, loge à Pied et à cheval. Le soir tombé, on n'entendait qu'un rare grincement de charrette si un paysan au chapeau large et délavé était venu faire ses «commissions » au bourg. Depuis une vingtaine d'années, l'exportation du chou-fleur et de l'artichaut, s'étendant au large de Roscoff et de Saint-Pol, a donné l'aisance à ces campagnes somnolentes et permis de construire des maisons cossues, mais sans grand caractère. De son humble passé, la paroisse conserve l'étendard de damas cramoisi des dragons de Marie Leczinska offert, en manière d'ex-voto, par le comte de Penzé, mestre de camp au dit régiment, et aussi le culte de la langue ancestrale.

Dans cette péninsule, ouverte sur la baie de Morlaix, les Léonards, dont l'assurance en impose sur le marché des primeurs, n'usaient-ils pas de leur langue ave: une telle maîtrise que le dicton proclame toujours: E tre an daou treiz, e vez komset ar gwella brezonneg e zo e Breiz. « Entre les deux estuaires (la Penzé et la rivière de Morlaix), on parle le meilleur breton qu'il y eût en Bretagne... »?

Nous escaladerons hardiment les berges schisteuses où la rivière se découpe un lit, à l'emporte-pièce. Si la nouvelle route longe le plus longtemps possible la Penzé et les prés salés, la voie du Tro-Breiz s'écartait vers le village de Pontéon en dominant la forêt de Lannuzan et les décombres du château de Penanéac'h.

Au temps des postillons à bottes de sept lienes, des relais et des voyageurs qui savourai.ent les lent.es et lourdes cu~sines des hôtelleries, Pontéon faisait son bruit dans la vie du monde. Plus tard, on trouvait sur ses seuils, dans ses cours bien exposées, tout un peuple qui faisait siffler l'osier, pour le tresser et approvisionner une contrée, où le commerce des légumes exige tant de corbeilles, de bouteg, bien calibrés et inusables. Jambes largement ouvertes, chaussés tous de ces admirables sabots du Léon, dont les garnitures jettent des reflets d'or, les femmes engoncées dans le châle, les hommes étriqués dans le gilet trop court et l'oeil cligné sous le béret en visière, menaient leur besogne de vannerie, à longueur de temps. Pontéon paraît aujourd'hui, non seulement hors de l'époque, mais de son destin, avec ses alignements de bâtisses en grandeur décroissante. De la vieille chapelle, dédiée par les Hospitaliers à saint Jean, il ne reste plus trace.

Le chemin monte, gardant, sous l'herbe, son pavé de pierraille rougeâtre. De l'autre côté. il tombera dans un creux à la verdeur humide, un creux à moulin : Kerbic. Deux manoirs, Mezbélou et Ke, rbic, s'écartent, sur notre gauche, comme pour s'isoler dans les siècles où leurs possesseurs lisaient Amadis de Gaule, et ignorer l'altière avenue dont le XVIIIe siècle précéda le château de Kerlaudy. Une chapelle s'élevait jadis au village du Mouster, et était dédiée à saint Grégoire. Elle a disparu.

Mais le regard est pris, au faîte de la pente qui glisse longuement vers Saint-PoL La campagne méticuleusement cultivée assemble ses ca,r reaux, et la mer en grignote les rebords, jusqu'à l'anse lumineuse de Penpoul, sous les hauteurs du Champ-de-Ia-Rive et la masse boisée de Kernévez. S'équilibrant, dans le ciel, comme les villes chimériques du fond des tableaux anciens, Saint-Pol révèle, avec leur délicatesse, tous les détails de sa silhouette. Quel enchantement la maintient ainsi, par le milieu de l'air, si haut au-dessus des âges, si haut au-dessus de la vie!

Ce faubourg proche c'est la Madeleine, bien sûr. Récemment encore, pour rappeler le souvenir de la maladrerie, les cordiers et les cordières, dont la tradition fait les descendants des lépreux, les cacous de Basse-Bretagne, auxquels les édits ducaux imposaient le monopole de corder le chanvre. semblaient, écalés sur leurs chariots, diriger pompeusement des quadriges.

Pour pénétrer dans l'enclos épiscopal, il nous faut passer entre les deux pilîers qui marquent l'emplacement de la porte Saint-Guillaume, par où les successeurs de saint Pol Aurélien faisaient leur entrée solennelle.

 

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