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TRO BREIZ
FLORIAN LE ROY
1950

CHAPITRE III
DE TREGUIER À SAINT-BRIEUC


Journaliste et écrivain, Florian Le Roy (1901-1959) a publié de nombreux ouvrages sur la Bretagne. En 1950, il a publié Tro Breiz, le Pèlerinage aux Sept Saints de Bretagne. En s'appuyant sur les travaux Julien Trévédy et Louis Le Guennec, Florian Le Roy a été le premier à proposer un véritable itinéraire du Tro Breiz. Nous publions ci-dessous un extrait. L'itinéraire historique proposé passe par Tréguier, Pontrieux, Lanvollon, Saint-Brieuc. On peut ajouter que l'itinéraire historique pouvait aussi passer par Paimpol et Lanloup.

QUAND on découvre la haute flèche de Tréguier, peut-on ne pas penser à ces porte-plume d'os, ouvrés; ajoUrés, qui, dans nos enfances, recélaient une minuscule lentille où l'on apercevait, en ne regardant que d'un oeil, un paysage carte postale?

Le XVIIIe siècle finissant a doté la cathédrale de cette flèche où sont découpées les marques du jeu de cartes, des carreaux, des piques, des coeurs. Une flèche qui s'enlève gaillardement comme pour donner de la personnalité à une ville placide et rebondie, dont on a voulu faire poétiquement une « ville morte ».

Comme Saint-Pol, Tréguier fut dépouillé, par la géographie départementale, de son évêché, mais elle a gardé, avec sa bonne grâce et sa couleur, toute son intelligence.

Pour renforcer leur discrétion, les fenêtres, de chaque côté des rues étroites, semblent avoir emprunté les mousselines qui traînent aux ciels vastes du Trégor. Du carrefour fluvial, où se rejoignent Jaudy et Guindy, émane, aux heures de pleine mer, une fraîcheur qui exalte les tièdes parfums de violette, de violier et de lilas contenus par les murs épais dont se cloisonnent les quartiers chargés de toutes les fleurs, comme les degrés d'un reposoir.

Depuis le quai où les sloops se frottent la hanche jusqu'au clocher où s'aiguisent les courants d'air, que de pierre, que de chaux, que de lourde ardoise.

Mais dans cette maçonnerie fruste et un peu sombre, les jardins bourrent leur charmant désordre. Tréguier vous émeut par le goût et l'odorat. Les palissades d'ajoncs géants qui barricadent sa campagne poussent, de toutes parts, leur haleine sucrée et les noms de ces collines qui se pressent en troupeau autour de la ville étagée et que l'on ne peut prononcer sans évoquer le tendre râle des colombes, Plouguiel, Turzunel, vous laissent une douceur de miel sous la langue.

La cathédrale, au plus haut du site, apparaît comme l'éclatement, à son paroxysme, de cette force d'éclosion que la cité vieillie a tant de peine à comprimer dans ses entassements de logis, ses ru ombreuses, ses enclos verdis. Mûrie par des arts et des siècles si divt elle s'épanouit dans un plein ciel que le vent de mer gonfle et déploie comme une bannière.

Qu'elle est légère, qu'elle est souple et chaude à l'oeil, malgré l'empois de sa parure! Et blonde, et rousse, et tavelée comme ces filles dont on dit qu'elles ont regardé le soleil à travers un tamis. Elle pavoise Tréguier, aussi fièrement dans les jours mouillés que dans la torpeur des heures surchauffées; elle éternise cette fièvre de carillons, de drapeaux et d'oriflammes qui exalte l'ancienne cité épiscopale, le jour du pardon de Saint-Yves, le I9 mai.

Car Tréguier a pu perdre son améthyste, elle reste un des foyers les plus ardents de la piété bretonne: elle est la ville du plus célèbre de nos saints, Yves Héloury de Kermartin, miroir des ecclésiastiques, ornement de son siècle, avocat des pauvres, des veuves et des orphelins, patron universel de la Bretagne.

Mais le chauvinisme local a fait un pape de Tugdual, le fondateur du monastère auprès duquel devait se développer Tréguier. C'est pourquoi on l'appelle aussi communément Pabu.

Évidemment, sa mission, ayant revêtu' plus d'importance et d'étendue que celle des autres saints celtiques, assure à saint Tugdual une sorte de prééminence.

Quand il passa en Bretagne-Armorique, il était accompagné de soixante-douze religieux, de sa mère Pompée, dont on a fait sainte Coupaïa, de sa soeur, Sêve, et de cette pieuse veuve, Malhelew, la carabassen de l'abbaye.

Les voyageurs traversèrent la Manche dans un navire monté par des anges. Ils séjournèrent d'abord près du Conquet, à Tré-Pabu, pendant que Tugdual s'en allait prêcher la parole de Dieü à travers le pays et faisait de grands miracles.

Le chef de la Domnonée était alors son cousin germain, Deroch, fils d'un frère de Pompée, R.iwall. Il demanda à l'apôtre de fonder un monastère sur son territoire. Tugdual choisit un confluent de vallées que l'on appelait Traon-Trecor et qui est devenu Landreguer, le monastère de Tréguier.

Quand l'évêque de Lexobie (ou Coz-Geodet), Tiridranus, mourut, la population offrit tout de suite la dignité épiscopale au cousin de --och. Il refusa, et, pour échapper à l'insistance de ses ouailles, entreprit un grand voyage par Angers et Paris.

Mais là, pressé par le prince de Domnonée et le roi de France (comment ne pas penser à l'aventure de Paul Aurélien?), force lui fut de céder.

Quand il se sentit près de sa fin, il demanda à être transporté parmi ses moines, dans l'abbaye de Landreguer. Il y mourut un dimanche 30 novembre, fête de ce saint André auquel est dédiée l'église où, -après les piJlages de Hasting le Danois, on transféra le siège épiscopal de Lexobie. Notons f'n passant que deux des cathédraIes où sont honorés les pères de la patrie ne sont pas dédiées au saint breton : celle de Tréguier et celle de Saint-Brieuc qui fut élevée en l'honneur de saint Etienne, premier martyr.

A travers sa biographie, saint Tugdual apparaît nettement comme un colonisateur et un administrateur infatigable et avisé. « Organisateur religieux de la Domnonée, dit M. de la Borderie, c'était là son caractère, sa mission propre, mission qu'il tient de son zèle et dans laquelle il fut aussi confirmé par le chef de ce nouveau royaume breton, son cousin Deroch... Ces nombreuses paroisses reçues en don étaient pour la plupart des plous fondés récemment par la grande émigration, où le service religieux n'était pas encore organisé et dans lesquels, avec les dons en argent et en terres qu'on lui faisait, il bâtissait des églises, de petits monastères, et installait quelques-uns de ses moines pour entretenir le culte et subvenir aux besoins de la population. Il fit des fondations ainsi, en Léon, dans le pays de Pleyber, comme on l'a vu; dans l'ancien doyenné de Plougastel, autour du Dourduff; dans le Poher, vers Carhaix et Callac; dans le Goëlo, dans le Penthièvre, et jusqu'à la Rance, Saint-Lunaire s'étant appelé Ponthual et une paroisse Saint-Thual avoisinant Évran.

Sous sa parure rustique de pariétaires et de scolopendres, la cathédrale de Tréguier est non seulement le chef-d' oeuvre incontesté du style ogival rayonnant, en Bretagne, mais le croisillon septentrional et le clocher du XIIe qui a gardé le nom du pirate qui saccagea l'évêché de Lexobie, Hasting, restent les seuls témoins de l'apogée de l'art . roman sur nos côtes nord. Agrandie au XIVe siècle, enrichie au XVe, elle a été admirablement concertée pour utiliser tous les jeux de la lumière. L'influence normande et même anglaise s'y sent, comme ailleurs, dans le dispositif à trois étages de la nef et du choeur, mais quel mirage de profondeurs océanes y entretiennent, avec les revêtements verdâtres des enfeux, les parties hautes du choeur, les voûtes d'ogives, et l'éclairage habilement dosé, malgré l'indigence des vitraux, de soixante-huit fenêtres.

On prétend que la nef actuelle a été élaborée, vers I290, par saint Yves lui-même, qui, recteur de Louannec, quêta pour mener à bout son dessein.

Si ses restes et ceux de saint Tugdual sont contenus dans la même châsse dorée qu'offrit Mgr de Quélen, archevêque de Paris, la cathédrale de Tréguier que Renan traitait à la fois de « chef-d'oeuvre de légèreté » et de « paradoxe architectural » n'apparaît plus aux fidèles que comme le somptueux reliquaire du saint le plus populaire de la Bretagne ducale. On y honore saint Yves, chaque 19 mai, depuis que le lendemain même de sa mort, le 19 mai 1303, on y transporta sa dépouille.

Au cinquième pilier nord de la nef, un saint Corentin, peint à fresque, rappelle le temps où les pèlerins du Tro-Breiz faisaient escale à Tréguier, et alors les sept images des « saints patriotes » devaient orner sept piliers, mais, maintenant, c'est grâce à celui qui, par raffinement d'ascétisme, tint à enfermer sa science du droit et sa piété dans la discipline d'une petite vie de recteur à la bonhomie de juge de paix, que la cathédrale de Tréguier connaît encore, annuellement, l'exaltalion des grands pèlerinages.

Saint Yves, père des pauvres, saint Yves, le « saint unique »...

N'en eus ket e Breiz, n'en eus ket unan,
N'en eus ket eur zant, evel sant Erwan.

On le voit marcher bon pas, son bréviaire à la main, autour de Tréguier. On le voit, la cotte bleue écourtée au ras des estivaux, à mijambe, la housse, du même blanc que la bure des pêcheurs de Kerlouan, en Paganie, flottant à ses épaules jusqu'à ce qu'il s'en dépouillât pour quelque pauvre.

Saint Yves est resté vivant dans les coeurs, à cause de sa sainteté, à cause aussi de son sens du droit et de la justice. Dans nOs campagnes, le droit écrit cède encore devant les « usages et règlements locaux », ces coutumes qui, jadis, variaient de province à province, de village à village. Au XIIIe siècle, on attaquait vivement les gens'de loi, parce que l'on comptait alors fort peu de vrais avocats. Le concile de Nantes dut interdire de lancer des citations dans les pays où l'on ne trouvait pas de jurisconsultes. Le malheureux justiciable ne sachant à qui se fier Hait tout disposé à en recourir directement à Dieu, d'où le combat judiciaire. Quand saint Louis prétendit faire admettre la preuve testimoniale, que n'entendit-il pas des seigneurs qui le traitaient de bigot et de papelard.

En Bretagne, jusqu'à ce que les juristes eussent conclu que « toutes lois sont à référer au profit de la chose publique, parce que tout ainsi que médecine profite au corps humain, profitent les lois à la chose publique », et décidé de condenser dans la « très ancienne coutume de Bretagne » les avis de toutes ces générations qui avaient constitué la « très noble duchée », un dicton trégorrois assurait : « Autant de paroisses, autant de coutumes. »

Mais cette « coutume qui est jouxte raison » et qui cherchait à réaliser la mystique de la justice, ne fut rédigée que vers I330, si l'on en croit Pierre Hévin. Noël du Fail nous a laissé les noms de ses trois modestes rédacteurs: « Copu le Sage, Tréal le Fier, et Mahé le loyal. »

Or, le prudhomme qui, dans les temps mêmes où on la préparait, représentait l'idée de justice aux yeux des humbles, pour s'être attiré la haine des chicanoux, c'était Yves Héloury, simple recteur de campagne, mais personnage de légende dorée: lumière et modèle des juges, oracle de sapience, on lui a dédié de vraies litanies, et, devenu saint, Yves le véridique figure toujours comme médiateur entre le riche et le pauvre.

Incarnant la coutume, auréolé de la piété et de la charité les plus exemplaires, l'aîné des Héloury, ces nobliaux trégorrois qui vivotaient dans leur manoir de Kermartin, n'a pas d'autre ambition que de carrer tout bonnement son sens de la justice dans une simplicité de desservant. Étudiant parmi ces étudiants bretons qui mettaient tout en commun, la paille de la vieille Sorbonne, la bourse et le regret de la patrie absente, official de Rennes, official de Tréguier, dans ce Minihy où se réfugiaient des individus de sac et de corde, saint Yves ne fut pas qu'un juge, il s'affirmait avant tout avocat: « Advocatus, sed non latro. « Res miranda populo », affirme la vieille séquence. Ses jeûnes, sa chasteté, sa tempérance, son désintéressement purent paraître des vertus inaccessibles à la généralité des avocats, mais, enfin, tant de documents le prouvent, il vous dépouillait un dossier avec sagacité et plaidait avec non moins d'esprit que de chaleur.

Il a gardé sa renommée après sa mort. Les humbles n'ont pas voulu perdre pour toujours leur défenseur. Dans l'essor vertigineux et glauque de la nef, son mausolée flamboie. Tassées dans leur pèlerine de faux astrakan,le panier contre la jambe, il y a toujours des Trégorroises à prier devant le déplorable baldaq üin à la blancheur crayeuse qui remplace le fastueux tombeau que lui dédia jadis un duc.

Un duc dont nous retrouvons un peu partout le passage sur la route du Tro-Breiz, qu'il tint à accomplir lui-même, scrupuleusement.

Quand il fut atteint de la rougeole, à Rennes, en mai I4I9, le duc Jean V avait promis un voyage aux Sept-Saints. A la Saint-Michel suivante, il accomplissait son voeu. De son chastel d'Auray, il partit à pied, avec son fidèle amiral de Penhoët, pour se diriger sur Dol et Saint-Malo. Le 22 octobre, il est à Dinan, mais il s'écarte un peu de son itinéraire pour vaquer à des affaires d'état et prendre quelque repos dans son château de Jugon, où il est encore le 29 octobre. Le 5 novembre, on note son passage à Saint-Pol-de-Léon, et le 9 décembre il est de retour à Vannes.

Mais il témoigna à saint Yves et à Tréguier une ferveur toute particulière, et il voulut recevoir sa sépulture, aux côtés de saint Yves. Dans la chapelle qu'il fit spécialement construire, une simple lame tumulaire, hier encore confondue parmi les autres dalles qui pavent la cathédrale de Tréguier, portait le nom de Jean V, le souverain breton qui fit bénéficier de ses largesses tous les grands sanctuaires du duché. Il était le fils de Jean IV le Conqueror. Celui-ci, vainqueur de Charles de Blois pendant l'inhumaine guerre de Succession, avait dû sacrifier le duché à sa politique anglaise, mais on le rappela quand l'autonomie de la Bretagne fut menacée, et il débarqua triomphalement à Dinard.

Jean V n'avait que douze ans, à la mort de son père, et parce qu'il s'appliqua à rendre son règne plus utile que glorieux, il aura été appelé le Sage. « Il régna en grande patience pendant quarante ans, disent les chroniqueurs, augmentant son trésor et laissant son pays riche. »

Un prince amène, certes, un parangon de douceur, de gentillesse et de simplicité. Les nobles, autour de lui, ne se disputaient plus: ils élevaient des oiseaux et chassaient. Pieux comme un clerc, le duc récitait les heures canoniales tous les jours, faisait de larges aumônes, et, quand on le croyait dans son lit, trottait la nuit, pieds déchaux, d'église en église. Et si miséricordieux qu'il suffisait qu'on vînt en pleurant lui confesser une offense, pour qu'il pardonnât.

Vêtu de drap d'or, paré de grands colliers à grosses perles, il ne lésinait pas pour satisfaire ses goûts artistiques. On a pu l'appeler « le bâtisseur ». Il a fait édifier le grand portail et les tours de la cathédrale de Nantes, embelli la cathédrale de Quimper; il a envoyé un lingot d'or à Saint-Jean-du-Doigt, subventionné Notre-Dame-de-Ia Fontaine, à Saint-Brieuc, fondé la' collégiale 'de Lamballe, fait conduire, par un orfèvre et quatre archers, « une châsse d'argent, virée et oeuvrée avec les images des apôtres, pinacles et tabernacles », où les Malouins déposeront les reliques de leur patron... Quel beau parterre d'art chrétien il entretint en Bretagne!

En 1442, au décès du duc, son corps fut d'abord déposé dans la cathédrale de Nantes, mais après neuf ans de procès et d'atermoiements, le clergé nantais dut livrer maugracieusement et solennellement les restes ducaux à l'évêché de Tréguier, parce que Jean V avait voulu être enterré dans cette cathédrale, à laquelle, à cause de saint Yves, il vouait une dévotion toute particulière.

Depuis que, jeté par les Penthièvre de cachot en cul de bassefosse, il avait promis au saint chéri de la vérité, contre sa délivrance, le poids en argent de sa gentille personne, et aussi la fondation d'une messe quotidienne qui se dirait dans une chapelle qu'il s'engageait à construire.

Les mêmes cloches qui sonnèrent l'alarme quand les Anglais, puis les Espagnols se jetèrent sur la ville, leurs tintements retombant comme des jets d'eau sous le cloître env·ahi, par-delà ses fines arcatures ogivales, d'ombre, de clarté et d'herbes folles, firent vibrer gravement, coup par coup, la terrible et imposante harmonie du « glas noble », quand on déposa dans la cathédrale les restes du plus munificent des ducs.

Tréguier, triple fleur de l'esprit breton. Saint Yves est la touchante représentation d'une Bretagne généreuse, mais consciente de ses droits et de sa personnalité; Jean V incarne notre glorieux et libre passé, et Renan, le clerc vaniteux, démocratiquement statufié dans l'ombre de la cathédrale, s'il fut doux, coquet, irisé, ne dut qu'à son humeur trégorroise de se faire, en se parisianisant, un loyer de gloire avec les finasseries de l'exégèse.

Car il était imprégné jusqu'à l'âme de la spiritualité qui baigne les immenses horizons du Trégor, si tendres, si modérés et si spéculatifs. Il ne pouvait pas s'en délivrer, même quand il voulait évoquer cette terre sainte où le christianisme a miraculeusement changé le coeur et le ton de ceux qui furent les premiers compagnons de Jésus : « Un rien, un arbre, une fleur, un filet d'eau, un petit creux dans le rocher, un puits avec une tasse sur la margelle, un pertuis de mer si étroit que les papillons le traversent et pourtant navigable aux plus grands vaisseaux, un petit bois de pins, au milieu des rochers, suffisent pour produire le contentement qu'éveille la beauté. »

Dans la poussière et l'odeur des feuilles jeunes, le pardon de saint Yves, par la route de la Roche et le Minihy, assure la révélation la plus émouvante sur cette région de douceur, de paix, et de sensibilité tout humaine. Les coteaux qui se superposent de chaque côté du Jaudy sont gravement soulignés de pinèdes. Le Guindy vient du très lointain Menez-Bré, visible de partout avec sa pente unie comme un tas de gravier sous le tamis, pour s'ouvrir en tâtonnant une brèche dans les granits et les janaies de Camlez. Dès le chemin de Langazou, ·et en passant contre le tertre où la tour de saint Michel est aban ·donnée aux corneilles, on sait entrer dans un enclos lointainement _sanctifié, dans un passé de dogme et de liturgie, réglé par la discipline des angélus.

L'église Saint-Michel, dont le clocher isolé sert d'amer aux navires, aurait été construite par l'évêque Christophe du Chastel, en I474, sur l'emplacement d'une chapelle fondée par saint Tugdual. Celui-ci, alors qu'il était pape à Rome, s'ennuyait de son monastère. L'archange saint Michel lui amena un cheval blanc qui, d'un bond, le transporta sur la butte de Creac'h Mikel. Pendant que le saint, les yeux brouillés par l'émotion, contemplait son merveilleux domaine de Landreguer, le cheval s'enleva vers le ciel dans une nuée rayonnante. Reconnaissante du miracle, Pabu-Tugdual fit édifier un sanctuaire en l'honneur de l'archange qui lui avait assuré un voyage si aisé et si triomphal.

En quittant Tréguier par cette route du Minihy que suivit tant de fois saint Yves, on essaie d'analyser le sortilège qui doit tenir à la qualité des ciels, et à la lumière, plus qu'au dessin du sol. Les collines sont ici ce qu'elles sont ailleurs, des mottes d'ajoncs ou des cultures bombées, les rivières brillent du même éclat que partout, mais on se sent l'âme épreinte. Il y a trop de mansuétude et de noble discrétion dans l'air. On pense à ces terres mystiques dont les poètes ont essayé de nous livrer les harmonies : l'Italie franciscaine, la Galilée du temps de Jésus...

Aux abords de la Roche, et en vue de la chapelle Saint-Jean, le Jaudy, quand c'est l'heure du jusant, s'amenuise entre deux rampes qui luisent comme du ciment frais. La rivière a effectué un curieux parcours, creusant des baies intérieures, sous des côtes rocheuses, iso- lant des presqu'îles, baignant des· palus, alimentant des moulins à :mer. L'église et le bourg de la Roche sont tout en haut de la côte. Remarquable unité d'une église gothique, dans le style de transition du XIIIe siècle, avec des voûtes en pierre et un clocher du XIVe, comme son transept méridional. Le maître-autel, en chêne sculpté, provient du couvent des Capucins, de Saint-Brieuc. et, dans un enfeu, les effigies tumulaires du seigneur et de la dame de Kerbouric donnent de précieux renseignements sur le costume civil à la fin du moyen âge.

En prenant l'eau bénite, on ne manquera pas d'appréder la malice des vieux sculpteurs qui ont encastré, au fond de la cuve, l'affreuse grimace de Satan. Illustration inattendue de la vieille expression : « comme un diable dans un bénitier... »

Mais, dans le bourg, une seule maison a gardé cette carapace d'ardoises qui faisait penser à des essaims de moules.

C'est à la Roche, place-forte fondée en I070 par un puîné de Penthièvre, Derrien, qu'en I347, Charles de Blois fut défait par les Anglais, de Thomas de Dagworth.

Charles de Blois avait rassemblé une armée forte, selon Froissart, de I2.000 hommes de pied et de 1.600 « armures de fer », dont 400 chevaliers et 23 bannerets. Il commit l'imprudence de partager sa. troupe sur les deux rives du Jaudy, sans liaison entre les deux camps. Dagworth, dérobant son approche, vint, en pleine nuit, surprendre: les arrières de Charles de Blois.

Les sires de Derval et de Beaumanoir qui gardaient le camp, cette nuit-là, ne furent alertés que par les cris des valets égorgés. Charles organisa rapidement la résistance et fit même prisonnier le capitaine anglais qui devait être deux fois pris et délivré pendant le combat.

La garnison de la Roche précipita le dénouement par une vigou-reuse sortie. Charles de Blois se retira sur une montagne voisine, près de la petite chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, sur la route qui mène au château de Kermézen, s'adossa à un moulin et essaya de tenir, désespérément.

Mais, perdant son sang par dix-huit blessures, il dut se rendre à Tanneguy du Chastel qui commandait les troupes de Jeanne de Montfort, la veuve de son compétiteur. Sa reddition fut, pour l'armée des Penthièvre, le signal de la déroute.

Furieux qu'il eût donné son épée à un autre Breton, Dagworth voulut faire tuer le vaincu par ses archers. La douceur de Charles de Blois vint à bout de sa colère. Traîné de prison en prison, le futur Bienheureux fut emmené en Angleterre, où il fut très durement traité.

L'importance stratégique de la Roche en fit un enjeu, pour les deux partis, pendant la guerre de Succession. Prise et reprise, elle fut assiégée en 1345, 1346, 1347 et 1394.

La Roche, au dernier siècle, abritait une population à part: des chiffonniers, des regrattiers, dont la verve était enviée et redoutée des paysans d'alentour. Nous rentrons dans le Trégor terrien, avec ses monotones déploiements de champs, aussi scrupuleusement bornés que sarclés, et son éparpillement de fermes, de bourgs, jusqu'à Pommerit et le haut Ploëzal.

Aux confins du Goëlo, le Trieux fait frontière. Il échelonne des biefs, entre les moulins à farine, les moulins à lin et les moulins à foulons, dans des terres sèches, mais fertiles, et des bancs d'argiles compactes que soutiennent des schistes.

Pontrieux chevauche, comme Guingamp, le cours d'eau qui lui a donné son nom.

A Castel-Lin, sous les falaises à carrières et à futaies qui portaient jadis une forteresse en nid d'épervjer, la rivière s'élargit déjà pour déployer, à la force de son courant, de magiques éventails de plantes aquatiques.

Mais c'est au-delà de Pontrieux que le Trieux devient la rivière marine qui, alternativement, asséchera ou baignera les soubassements sombres du château de la Roche-Jagu, en Ploëzal, et qui ouvrira le lac intérieur du Lédano. A son entrée dans la ville, la rivière flâne entre des murs de jardins et tient au frais des pavillons crépis de blanc. A la sortie, contenu par des quais, le Trieux a pris les proportions d'un bassin bordé d'auberges dont les enseignes portent encore des attributs maritimes. Ici commence l'estuaire.

Le bassin de Goas-Vilinic recevait en effet les voiliers chargés de bois du Nord et les gabares alourdies de maërl, le gravier des grèves, ou de ce goémon qui empeste le sillon de Talber de relents d'abattoir. Les paysans venaient de très loin chercher ces engrais pour alléger leurs terres.

Le port a perdu l'activité dont Pontrieux, en son ennui terrien, ne garde plus qu'un vague souvenir entre ceux des crues diluviennes qui dévastèrent la ville en 1575 et 1778.

Les pèlerins suivaient-ils la route, tout droit, vers Lanvollon, laissant, un peu à gauche, la chapelle de Kergrist, en Le Faouët, avec ses sablières et sa collection de blasons du xve siècle?

Ou ne se croyaient-ils pas obligés de faire un écart pour aller saluer, en Tréméven, saint Jacques, le patron des pèlerins?

Au village de Saint-Jacques, se tenaient, dans la vallée, où les eaux débordent de partout, de grandes assemblées commerciales. Trois voies antiques se croisaient, que surveillait le château de Coëtmen. La ruine de celui-ci se dresse sur une éminence, au-dessus du Leff, comme un moulin abandonné. Dès le début du XIIIe siècle il avait été désa.ffecté au profit de Tonquédec, mais dans ces fonds de pays où suintent les sèves et les sources et qui sent l'herbe crue, l'oseille sauvage et la terre grasse, les sires de Coëtmen fondèrent une collégiale dont l'importance ne surprend pas si on la situe sur le trajet des grands pèlerinages.

La chapelle, comme l'indique une inscription au-dessus du portail, fut successivement remaniée aux XIVe, XVe et XVIe siècles. Deux gigantesques pieds de buis encadrent l'entrée, en contre-bas de la route. Mal entretenue, salpêtrée, donnant, dès le seuil, la même impression d'abandon qu'une remise, cette vieille maison de prières n'attirerait l'attention que par ses baies flamboyantes, si elle n'était habitée d'une famille touchante et amusante de « petits saints ».

Dans les chapelles rurales, il y en a tant de ces statues que les sculpteurs locaux ont manifestement interprétées comme des portraits, s'y essayant à reproduire, avec malice et naïveté, des visages familiers, que le Tro-Breiz permet la plus efficace et la plus féconde prospection dans notre art populaire.

Ils sont tous de la même race, nos « petits saints », que ceux qui se réunissent pour la Troménie septennale de Locronan, comme les prêtres d'un doyenné pour la conférence. Ils ne cherchent pas à en imposer, contrefaits qu'ils sont, et on les traite inconsciemment comme des personnages familiers, auxquels on pourra toujours acheter deux sous la guérison d'un rhumatisme récalcitrant.

A Saint-Jacques, voici un saint Éloi, en habits de choeur, auquel on fait porter un trophée de fers à cheval rouillés; un minuscule saint Roch, et il y a beaucoup de saints Roch vêtus en voyageurs d'autrefois dans les chapelles du Tro-Breiz, nous montre une blessure qui, entre ses lèvres gonflées, saigne de la vraie sanie; saint Gilles rappelle tous les séminaristes que l'on voit revenir au pays, encore grassouillets dans leur première soutane, mais qu'elle est amusante et attendrissante, cette série de poupées gigognes que l'imagier a fait sortir du même morceau de bois pour assembler une sainte Anne, imposante comme une supérieure de communauté, une petite sainte Vierge aux joues rondes comme une fille qui récite d'un trait, en chantonnant, sa leçon de catéchisme, et un enfant Jésus au maillot, qu'on prendrait pour son petit frère. Il y a. encore un Christ aux outrages, d'une détresse qu'on ne pourrait exprimer que dans la langue directe et drue des vieux mistères, et une Notre-Dame-dePiété d'un réalisme bouleversant.

Devant la chapelle, une jolie croix, avec une Mise au Tombeau, retient l'attention, mais il y a surtout la fontaine, la fontaine où les voyageurs prenaient « rafraîchissement d'eau douce » et se baignaient par dévotion. Immense, richement appareillée, elle est surmontée d'un saint Jacques assis, grandeur nature, et en manteau de pèlerin, avec le chapeau, la gourde et le bâton, un saint Jacques sédentaire qui tendait sa coquille aux porte-bourdon mendiant leur viatique.

Les mêmes foules qui cheminaient vers les grandes panégyries nocturnes de Notre-Dame-des-Fontaines, à Pontrieux, ou de NotreDame- de-Bon-Secours, à Guingamp, se retrouvaient, pendant toute la belle saison, aux pardons voisins. Des pardons qui sortent, une fois l'an, de leur torpeur, sous un plafond bleu, fleuri d'étoiles, les petites chapelles répandues dans toute cette campagne: Sainte-Anne, en Saint-Gilles-les-Bois, Saint-Cado, en Cléren-des-Fontaines, SaintÉloi- de-l'Isle, en Goudelin, Saint-Antoine, en Tréguidel, et Saint-Trémeur, quand, l'été finissant, la bourre des chardons s'accroche aux côt ~ s de Kerglas. Et si le vent vient de l'est par-dessus les prairies clapotantes et les peupliers effilés, ce vent de mer, ce vent de bise qui traverse robe et chemise, les femmes, en se cachant les mains sous la pèlerine, gouaillent :

Eman merc'hed Goelo a nean moan...
Voici que les filles du Goëlo filent serré...

Lanvollon n'est plus qu'un chef-lieu à quincaillerie et à vétérinaire, banal comme sa gendarmerie.

Saint Wallon ou Wollon y fonda un monastère d'où sortit saint Thuriau, ou Thurian, qui fut évêque de Dol et avait donné son nom à une paroisse du vieux Quintin. Lanvollon avait juridiction sur toutes les enclaves de Dol au pays de Goëlo, Lanloup, Saint-Quay, Kérity, Lannevez et Bréhat. La ville servait d'entrepôts pour les lins cultivés sur la côte, teillés sur les rivières de l'intérieur, filés dans les chaumières. Les linatiers de Lanvollon, trottant sur leurs bidets, faisaient la navette entre le littoral et les bourgs à tisserands d'Uzel et de Quintin où les lins étaient transformés en toiles.

Après avoir passé Tréguidel, dont le cimetière garde une croix du xve siècle, nous longerons les bois de Saint-Bihy, vieux fief d'une branche cadette des de Quélen, la plus antique noblesse bretonne.

La voie traverse un village dont le nom, la Corderie, montre qu'il y eut là un asile de lépreux, puis la côte de Rodo, puis un autre village au nom suggestif, le Grand-Chemin, et, à un tournant, est comme rétrécie par une chapelle trop grande pour le hameau qui s'est agglutiné à elle, le Sépulcre. Les Templiers, les Hospitaliers de Saint-Jean et enfin l'Ordre de Malte avaient deux membres, dans la région, dépendant du Palacret : le Temple de Plélo et celui de Bocqueho.

Dans la toponymie, quelques termes, toujours les mêmes, révèlent le voisinage d'une voie romaine: la Rue, les Rues, le Haut et le Bas de la Rue, la Haye, les Hayes, la Chaussée, la Ferrière, le Château. Au fur et à mesure que nous approchons de Saint-Brieuc, ces lieux dits fourmillent, comme pour nous maintenir sur la vieille voie de Coz-Geodet. Elle devait d'ailleurs, passant par les Boëxières, où de siècle en siècle on s'est vainement employé à remettre en activité des mines ouvertes par les Romains, gagner dans la baie une station submergée, entre la pointe de Pordic et l'embouchure du Gouët, Port-Aurèle. Celle-ci faisait face à Nazado, l'actuel Erquy.

Les voyageurs du moyen âge, qui, tout près de Trégomeur, s'étaient trempé les mains dans l'eau des Sept-Fontaines, descendaient du Sépulcre vers la Roche-Suhart et le Pont-des-Isles.

Le Gouët y débouche de gorges si âpres et si solitaires qu'elles servaient de repaires à des bandits dont les noms sont restés, dans les parages, aussi célèbres que Cartouche. Ce Cario qu'une fille de haut lignage, en demandant sa tête au gouverneur de la province, dépeignait sous les traits séduisants d'un véritable Frégoli. En ces temps, la rivière devait être très poissonneuse, puisque les valets de ferme, en s'engageant, prenaient leurs précautions contre les indigestions de saumon.

La voie de Tréguier rejoignait la route de Brest au village de Beaulieu, près du Point -du-Jour. De chaque côté de la route s'étendent des maraîchages, si unis qu'on les croirait passés au rouleau. Il faut avancer très loin, dans ces cultures, pour découvrir la vallée. Ou une de ces combes brusquement interrompues au-dessus de la coulée qui, tournant, depuis le Pont-des Isles, avec le Gouët, va formerle port du Légué.

Le pèlerin passait sous l'énorme coupole du Tertre-Buet qui, il y a quelques années encore, ne portait qu'une statue votive de la Vierge, au milieu de sa houle de blés; il s'engageait dans l'étroite rue Notre-Dame qui domine la chapelle de la Fontaine et, pour gagner la cathédrale, descendait la rue Fardel, où l'on démolit une à une les vieilles maisons à encorbellements et à pans de bois.

Voici donc Saint-Brieuc, au sommet de sa baie triangulaire, Saint-Brieuc, centre lui-même d'un arc de plateaux divisé à l'infini par les cultures en sillons des choux et de l'oignon. Haut pays qui file d'un trait sur l'horizon, de ce hameau du Point-du-Jour où l'on a rejoint la grand-route de Paris à Brest à cette côte qu'on « monte à regret », vers Lamballe. On pense que la charrue pourrait labourer d'un seul effort ces découverts, où, circulant librement, l'air de la mer balaie une immensité au-delà de laquelle on voit les collines du Mené traîner péniblement leur convoi bâché. Pour entrer dans la ville, il n'est que de se laisser guider par les pentes qui glissent vers un couloir où le Gouët atteint la baie. Quel pays en belle vue! Et de douces terres qui, à force d' être retournées et divisées par la bêche, apparaissent duveteuses et :fines comme de l'étoffe. La ville gagne aujourd'hui les plateaux où les champs s'étendent en nappes, mais, jadis, elle pelotonnait ses quartiers, taillés dans le granit même des côtes, entre les deux vallées qui avaient donné son nom au territoire où Brioc, vers l'an 515, âgé de 70 ans, vint aborder avec ses moines: la Vallée-Double.

Il faut rappeler l'évocation de Gourdisten, abbé de Landévennec, pour se faire une idée des lieux aux temps où les fugitifs de l'île passaient la mer bretonne: « Ce qui frappait d'abord ces exilés, quand leurs barques arrivaient en vue de l'Armorique, c'était l'épaisse couronne de forêts dont, partout, les côtes étaien chargées... Le vaste et profond silence régnant dans ces campagnes nues, : autour de ces bois épais, étonnait les émigrants... »

Un matin, où le sol humide conserve la trace des animaux qui ont erré la nuit. Au fond de la vallée, il y a une fontaine,. qui luit parmi les cressons et les lamberges. Des arbres dévalent la pente, en rangs pressés, comme des hommes debout, et remontent de l'autre côté, contournant les rocs. L'aube est pleine des parfums du printemps. Dans le vent léger, les frênes et les ormes se communiquent un message. Des hommes sont là, qui ont couché les herbes sur lesquelles ils se sont reposés. Ils sont lourdement vêtus de peaux rousses. Le vieillard qui les dirige agite une clochette, et les hommes psalmodient en choeur:
- L'étoile du matin s'est levée, et la troupe des esprits de malice abandonne les sentiers du mal..

Après avoir récité les laudes, ces hommes dépaysés se préoccupent de nourriture, mais le vieillard aux cheveux blancs sourit : « Tout auprès d'une fontaine, dans la solitude... Cette eau est fraîche et douce à la bouche comme la parole de Dieu!... Ne vous préoccupez pas outre mesure de votre subsistance! Dieu y pourvoira, et nous mangerons tous à notre faim. Les moules noires pendent en essaims aux rochers et les coques striées pullulent dans ce gravier sur lequel nous avons tiré notre barque. La munificence du Tout-Puissant n'éclate-t-elle pas dans ces arbres chargés de promesses, dans ces prairies si grasses et nourries d'ombres savoureuses? L'eau baigne de toute part cette terre inconnue et qui doit être fertile... »

Les hommes se taisent. Ils savent que leur maître commande aux vents et aux flots, et que, revenant d'étudier en Gaule, il a dispersé un troupeau de dragons qui voulaient renverser son navire; ils savent qu'alors qu'il étudiait sous Germain d'Auxerre il a rencontré, en revenant de puiser de l'eau, un lépreux dont la requête l'a bouleversé; il n'avait qu'une chose à donner: la cruche qu'il portait, mais comme, accusé de dissiper les ustensiles de la communauté, il faisait pénitence, Dieu déposa près de lui un vase d'airain d'une richesse éblouissante; ils savent que le jour de son ordination, on a vu descendre une colonne de feu sur sa tête...

Brioc rêve devant ces terres qu'il faut défricher, comme les âmes, en greffant l'arbre sauvage, en remplaçant les viornes par des vignes aux grappes lourdes, en dressant le blé à la place des graminées, mais un des moines, qui s'est écarté sous bois, revient à clcche-pied, en gemlssant.
~ Une grosse épine, père, a traversé ma sandale...
- Dieu nous a donné l'eau...

Il bénit l'eau de la fontaine, asperge la blessure, et le moine, rayonnant, s'appuie sur son pied guéri. "

Un chef de clan, un autre Breton, s'était déjà établi dans la contrée.

Il avait rassemblé les cahutes de son « maneor >}, construites en bardeaux de chêne et en argile mincée avec de la paille, couvertes d'un toit de chaume, sous un rouvre qui avait donné son nom au village: le Champ-du-Rouvre. Ce Riwall n'apprit pas avec satisfaction que des inconnus s'installaient sur des terres qu'il considérait comme siennes. Il est vieux, malade. Brioc comparaît devant lui.

- D'où es-tu?
- De Bretagne...
- C'est mon pays!... De quelle terre?
- Kérétikiaun, la ville du barde-roi.
- Comment t'appelles-tu?
- Mes parents me nommèrent Brioc. Je suis le fils de Cerpus et d'Eldruda, Dieu leur pardonne dans l'éternité...
- Brioc, ta mère Eldruda était soeur de la mienne!
- Les desseins de Dieu sont impénétrables!
- Tu peux me guérir, Brioc! Dans notre pays, tu as soulagé les affligés. Je me rappelle... Un jour de fête de Janus, chez ton père, le jeune homme qui dansait si impétueusement et qui se rompit la cuisse, tu as imposé ta main, et il s'est relevé aussi droit qu'avant...
- L'eau est fraîche sur tes terres, Riwall, fais-en quérir une cruche...

A peine Brioc a-t-il touché la poitrine du grabataire, que celui-ci sourit:
- Je n'ai jamais été si bien!
- C'est ce que j'ai dit quand je me suis réveillé au matin de la dernière Pentecôte: « Je n'ai jamais si bien dormi! >} Un ange m'avait commandé en songe de prendre la mer et de venir prêcher l'Evangile du Dieu vivant sur les rivages d'Armorique...
- Tu n'iras 'pas plus loin, Brioc... Autour de ce chêne-rouvre, sont les neuf maisons de mon manoir. Tu en useras à ta convenance... Dans l'est, à trois lieues, les Romains ont laissé un établissement que nos Bretons appellent « la vieille étable >}. Je la ferai réparer, j'y finirai ma vie au bord de la mer... De là, je guetterai tous ceux de notre race qui prendront la même route que nous...

Riwal retiré sur le promontoire qui, depuis, s'est appelé Hillion, Brioc et ses moines se distribuèrent la tâche dans la forêt, profonde et froide comme une cave, où se faufilaient les deux rivières, le Gouët et le Gouédic. Sans outils et sans bêtes de somme, le labeur paraîtrait insurmontable, mais il y a la clochette du Père qui tinte, qui tinte. Petite âme de la Bretagne absente, elle vibre dans l'air nouveau, empêchant les défricheurs de céder à la lassitude.

Il faut compter avec les loups, pourtant, mais un jour que deux de leurs bandes pressaient les moines, on vit Brioc qui, paisiblement assis sur un chariot, opposait ses mains à la ronde des yeux flambants. Et les bêtes se détendirent, à peine haletantes, comme apprivoisées.

Et Brioc fit la lumière dans la forêt sauvage et dans les âmes. Il bâtit un oratoire près de la fontaine qu'il avait choisie, dès la première heure, pour son asile érémitique. Un jour vint un aveugle qui n'avait jamais vu la lumière du jour, et qui ne savait comment était fait ce pays de la Vallée-Double où il vivait. Il avait bien entendu l'eau ruisseler sur les pierres et le vent secouer des arbres innombrables. Quand Brioc eut lavé ses yeux, ses paupières battirent, son regard se fixa, trouble un peu, mais pour devenir plus éclatant. On sentait qu'il voyait par-delà la fontaine brune et verte, par-delà la clairière bruissante, par-delà le ciel que le crépuscule assombrissait. sur un énorme tertre.

Il voyait ce Saint-Brieuc en montées et en descentes qui s'est développé autour de la cathédrale, simple et lourde comme l'homme de guerre, campée à l'endroit même où, sous un chêne-rouvre, Riwall accueillit son cousin Brioc.

Enfant, ce n'était pas sans un peu d'angoisse que j'entrais dans la cathédrale de Saint-Brieuc. Si profondément excavée, au fond de la ville, elle paraissait construite en contre-bas du plus bas niveau de la cité, et, dans les bavardages populaires, on l'assurait équilibrée sur des pilotis. En soulevant une dalle, dans un caveau ménagé sous une des tours, on eût pu même voir clapoter l'eau noirâtre et fétide, sur laquelle, pour mes yeux d'écolier, flottait l'énorme vaisseau de pierre fruste et d'ardoise triste. Quand j'entendais ses cloches, je voyais les vibrations se propager souterrainement, de la rue du Bourg-Vasé au Martray et à cette rue des Trois-Frères-Merlin où, jadis, le voyer venait en agitant l'eau du ruisseau de Goguette· sommer les grenouilles de laisser l'évêque somnoler sur son trône: « Taisez-vous, renouaselles, vous empêchez mon Seigneur de dormir! »

Elles s'animaient moins lourdement, ces cloches, pour, au premier dimanche de mai, lorsque toute la campagne environnante foisonnait d'aubépines, de genêts et d'ajoncs en fleurs, célébrer l'éponyme du diocèse, ce saint Brieuc qui n'a pas laissé son. nom à l'église-cathédrale.

Mais comme elle garde les reliques du saint colonisateur de la Vallée-Double, elle conservait son caractère de staJion obligatoire sur le circuit du pèlerinage.

Erispoë avait voulu les faire échapper à la fureur des Normands et les transporta à l'abbatiale de Saint-Serge à Angers. En 1210, Pierre, évêque de Saint-Brieuc, alla en réclamer une fraction aux moines qui hésitèrent d'abord à morceler le corps admirablement conservé, mais le prélat briochin plaida si passionnément qu'il empoI;ta quand même un bras, deux côtes, et un fragment de la tête.

Contenues dans un somptueux reliquaire offert par Mgr de Quélen, archevêque de Paris, elles sont exposées constamment à la vénération des fidèles dans l'obscure chapelle de la Trésorerie et, le jour de la fête du saint, elles sont promenées en procession à travers un Saint-Brieuc ragaillardi avec ses jardins.

En plein été, c'est un successeur de Brioc, et dont le tombeau gothique, dans la même cathédrale, fut illuminé par la même profusion de miracles, que célèbrent les cloches engourdies par la torpeur de la saison.

Saint Guillaume Pinchon est un saint local. A six lieues de Saint-Brieuc, il naquit dans un village juché sur les collines qui accompagnent le cours d'une rivière au nom païen, la Flora, entre Saint-Alban et Pléneuf, et ce village s'appelait joliment Flour d'Aulne. Petit pâtourd qui gardait le troupeau paternel dans les épaisses prairies à jonquilles de ces vallées, les herbosa prata du Celte romanisé Virgile, il est resté le parangon des « pousse-pour », les répondants de messe qui, après avoir appris le rudiment à l'école presbytérale, deviennent d'ardents théologiens et de sages administrateurs de l'Eglise. Il lutta sans faiblesses comme un autre Thomas Becket, et malgré l'exil, contre Pierre Mauclerc, le duc dont la fourberie centralisatrice ne respectait même pas les titres de la Maison de Dieu; il cultiva toutes les vertus clérîcales avec une rare application et il se montra la providence des pauvres, attisant lui-même le feu sous la marmite gargantuesque qui lui sert, en quelque sorte, d'armes parlantes dans la tradition.

Mais l' oeuvre de sa vie, une entreprise qu'il laissa, hélas! inachevée, c'était la cathédrale qu'il voulait léguer à son diocèse si meurtri par les persécutions. « Je l'achèverai vif ou mort », se plaisait-il à répéter. Véritable prophétie! Au fur et à mesure que les merveilles se multiplieront $ur son tombeau, elle croîtra et se développera, cette cathédrale où devait s'inscrire l'histoire de la cité, grâce aux offrandes· des fidèles que le prompt renom de sainteté du prélat attirait.

Saint Guillaume avait gardé la vieille nef romane qui ne fut abattue, et fâcheusement, qu'au XVIIIe siècle. De 1220 à 1234, nous lui devrons la croisée et les bras du transept, la tour nord, ou. Tour Brieuc, le porche qui joint cette tour à celle du midi, et les deux colonnes élevées à l'entrée de la chapelle Saint-Yves.

Quant aux sept arcades du choeur, jusqu'au triforium, il ne put les monter qu'à la hauteur de leurs arcs si simples et de leurs chapiteaux aux sobres moulures. Ceux du déambulatoire, avec leur décoration florale, provenaient d'une restauration antérieure.

Les successeurs de Guillaume reprirent sa tâche, mais pourquoi, avec ses deux tours qui imposent l'image de ces machines militaires dont l'industrie romaine équipa tout le haut moyen âge, a-t-elle revêtu l'aspect d'une bastille, la vieille cathédrale des évêques de Saint-Brieuc?

En 1346, les habitants avaient dû abandonner leur ville aux Anglais « comme une chaumière ». La cathédrale fut incendiée et, sous le prétexte des querelles de partis, en eette Bretagne tiraillée entre Blois et Montfort, par un homme d'armes qui portait le nom des Boisboissel, les prévôts héréditaires de l'évêché.

Contraints â la prudence, les évêques renforcèrent les défenses de leur église pour en faire une véritable forteresse. Clisson y ayant entre• posé des soldats et des vivres, Jean IV viendra y remettre le siège, vainement, mais, quinze ans plus tard, Clisson y réduira les gens du duc, démolissant les guérites ménagées sur les longères de la cathédrale, et non sans en ébranler les murs.

L'évêque Jean Prégent, de 1450 à 1472, fut le grand artiste auquel le sanctuaire dut de retrouver sa parure et son éclat. Il l'embellit et la décora, avec quelque mignardise.

En 1540, viendra d'Angleterre, au moment de la liquidation, sans doute, par la Réforme, du mobilier des églises papistes, le magnifique buffet d'orgues qui illumine encore l'ombreux vaisseau.

Pendant les troubles de la Ligue, Saint-Brieuc dut héberger les gens de guerre et payer rançon sur rançon, de tonneaux de vin de Gascogne en chapeaux extravagants pour les chefs de bandes.

Si au XVIIe siècle fleurirent du haut en bas de la ville les couvents, quand les rues s'appelaient encore rue du Puits-au-Lait, rue des Pavés-Neufs ou rue aux Chèvres; si, au XVIIIe, des prélats humanistes et mondains COmme Mgr de Bellecisze, à l'aise dans son hôtel bedonnant, marquèrent une apogée de vie délicate dans l'étroite cité où parvenait le relent des marées, la Révolution allait une fois de plus troubler les Briochins, et c'est contre une des tours de la cathédrale que les Chouans, entrés par surprise, fusillèrent Poullain-Corbion, le syndic républicain.

Depuis, la ville amphibie a laissé son coeur battre au rythme de la cathédrale, où le grand orgue exalte le souvenir de ces organistes dont la réputation s'est étendue si loin, de cette famille musicienne et chrétienne, les Colin.

En entrant dans la ville, par la rue Fardel, en en sortant par Ouédi (Gouédic), les pèlerins entendaient les commères patoiser dans le lourd et sain dialecte roman.

Mais les deux archidiaconés de l'évêché de Saint-Brieuc, que sépare la langue, se réunissent, dans la nuit du 31 mai, pour le pèlerinage moderne de Notre-Dame-d'Espérance. Une chapelle, trop neuve et trop blanche, est dédiée à la madone sur un des sommets de la ville, en bordure de la route Paris-Brest.

.La lourde fièvre du printemps a débordé les campagnes pour emplir la ville avec le va-et-vient des pèlerins. Tous les quartiers du centre, fenêtre par fenêtre, sont illuminés. Les lampions et les veilleuses disposés en guirlandes ont fait venir la nuit plus tôt. La procession, énorme serpent de feu, déroule ses anneaux, de rue en rue, dans ces fonds où l'écho casse les sonorités des musiques, qui semblent jouer faux. Les groupes chantent, mais il y a toujours des chants en retard dans la distance, les cantiques bas-bretons s'emmêlant soudain avec les reprises nasillantes des cantiques français. La lumière des cierges, dans le cornet de papier, éclaire les visages par dessous, et les affine. Les cliques des patronages sont venues de tous les bourgs voisins et rythment martialement la « Générale », couvrant les chorales féminines, dont on sait qu'elles sopranisent à pleine âme, mais qu'on n'entend pas encore.

Et la Vierge, translucide dans ses guipures et sous sa couronne d'or, se balance aux épaules des hercules de la ville pendant que le cantique du pardon prend enfin sa netteté et son ampleur: « Mère de l'Espérance, dont le nom est si doux... »

 

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